Brest : le siège de l’Académie de marine
Après la création de l’Académie française en 1635, le siècle de LOUIS XIV va connaître l’émergence d’autres institutions “académiques” fondées sous l’égide du pouvoir royal : en 1648, l’Académie royale de peinture et de sculpture voit le jour, suivie en 1663 de l’Académie royale des inscriptions, qui deviendra, en 1716, l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres. Viennent ensuite, en 1666 l’Académie des sciences, en 1669 l’Académie royale de musique, et enfin en 1671 l’Académie royale d’architecture. Les premières de ces institutions proches du pouvoir sont toutes établies à Paris, mais leur modèle essaimera rapidement dans l’ensemble des provinces du royaume par le biais des sociétés savantes. Des élites locales composées, selon les cas, d’érudits, de scientifiques, d’écrivains ou d’artistes, s’y réunissent pour faire fructifier leurs savoirs et travailler sur des projets communs afin de contribuer à l’essor des lettres, des arts et des sciences. Certains de ces cercles vont se doter de statuts et se pérenniser pour devenir de véritables académies locales, souvent pluridisciplinaires, reconnues comme telles par lettres patentes du roi. Ce sera le cas à Angers en 1685, à Toulouse en 1694, à Bordeaux en 1713, à Marseille en 1726, et à Rouen en 1744.
Mais parmi toutes ces créations, et en particulier les créations royales, un domaine brille par son absence : la marine ! Bien que, depuis le XVIIe siècle, la France ait fourni un effort considérable pour devenir une des grandes puissances maritimes de son temps, aussi bien militaire que commerciale, il n’existe pas encore, au milieu du XVIIIe siècle, d’académie uniquement dédiée à ce domaine. Cette fois, l’initiative ne viendra pas de l’État lui-même, mais d’un cénacle d’officiers et de savants qui ont pour habitude de se réunir, de manière plus ou moins informelle, dans la ville de Brest. Cette cité (chère aux Dicopathes) est devenue en quelques décennies un des grands ports de guerre du royaume, où sont rassemblés un grand nombre d’officiers, d’ingénieurs, d’astronomes, de cartographes, de mathématiciens et d’hydrographes. Sensibles à l’esprit des Lumières et soucieux de contribuer à la modernisation de la marine française, certains de ces savants partagent le fruit de leurs connaissances et de leurs expériences en se regroupant autour d’un capitaine d’artillerie, accessoirement correspondant de l’Académie des sciences : Sébastien-François BIGOT de MOROGUES (ci-dessous).
À partir de 1746, ce dernier tient un véritable salon, dans lequel les participants viennent échanger sur l’ensemble des sciences et techniques liées au monde maritime ; en particulier la navigation et la construction navale. BIGOT de MOROGUES a l’avantage de compter dans son cénacle un atout de poids en la personne d’Henri-Louis DUHAMEL de MONCEAU. Ce savant aux compétences variées, à la fois botaniste, agronome et spécialiste de l’histoire naturelle, aspire à doter la France d’une institution qui serait en mesure de rationaliser la construction navale et les sciences nautiques. En 1741, il a déjà fondé à Paris un établissement d’enseignement appelé à devenir plus tard l’ École des ingénieurs-constructeurs de vaisseaux royaux. Pour acquérir une plus large audience, en 1750 la société savante brestoise, soucieuse d’attirer l’attention des autorités sur l’excellence de ses travaux, dépêche une délégation à Versailles auprès de ROUILLÉ, le ministre de la Marine. Ce dernier, après avoir envoyé des proches collaborateurs vérifier la qualité et la régularité des réunions, répond favorablement à la demande. C’est dans ces conditions que l’Académie de marine, désignée comme une “Académie générale pour tous les ports”, est officiellement instituée le 30 juillet 1752.
Elle se compose de 75 membres –“qui joignent par état la pratique à la théorie & qui ont un besoin pressant de jeter un jour égal sur toutes les parties de la marine, parce que toutes les intéressent également” -, dont certains appartiennent également à l’Académie des sciences. Elle est dotée d’un règlement qui stipule que : “Tout ce qui a rapport à la marine sera le principal objet de l’Académie.” La mission qui lui est dévolue est vaste mais comprend, fort logiquement, un volet lexicographique : “Le ministre lui recommandoit surtout de s’appliquer à la composition d’un dictionnaire de marine, projeté dès avant son établissement par quelques-uns de ses membres. Il les exhortoit cependant à ne pas négliger les autres parties des sciences, soit physiques, soit mathématiques, qui ne sont pas liées si intimement à la marine, & il observoit que les voyages des académiciens dans les autres parties du globe les mettroient à portée d’enrichir le monde savant par leurs découvertes dans l’histoire naturelle.”
BIGOT de MOROGUES se voit désigner comme le premier président d’une nouvelle académie qui recrute bien au-delà du cadre strictement brestois. Elle s’enorgueillit de compter dans ses rangs des personnalités reconnues comme Amédée FRÉZIER, Antoine CHOQUET de LINDU, Pierre BOUGUER, Jacques Nicolas-BELLIN, Gabriel de BORY, Jean-Baptiste d’APRÈS de MANNEVILLETTE, Esprit PÉZENAS et Nicolas-Marie OZANNE. Dès cette consécration officielle, les séances deviennent plus régulières, mais les travaux du dictionnaire n’avancent guère, du fait que les académiciens sont trop souvent accaparés par leurs fonctions officielles à un moment où le contexte politique international est devenu très conflictuel. La guerre de Sept Ans donne un rude coup à l’institution, beaucoup d’académiciens étant mobilisés par le conflit et se trouvant géographiquement dispersés. De surcroît, l’académie est victime d’une catastrophe qui touche la ville de Brest. En novembre 1757, une escadre de retour du Canada ramène avec elle le typhus, générant une terrible épidémie qui ravagera la ville et ses environs jusqu’en février 1758. Dépeuplé et en partie déserté, « le port du Ponant » mettra du temps à s’en remettre. Dans ce contexte de crise, le nouveau ministre décide de supprimer le versement de l’allocation à l’institution, dont les séances sont suspendues à partir de 1765. Dès lors, il faut se rendre à l’évidence : dans les faits, l’Académie a cessé d’exister…
L’action de ROQUEFEUIL
Un ancien académicien va se dévouer pour la faire renaître : Aymar-Joseph de ROQUEFEUIL (ci-dessous).
Entré dans les gardes-marines dès l’âge de treize ans, ce militaire fait une brillante carrière, devenant chef d’escadre en 1761 et lieutenant-général des armées navales en 1766. Il utilise son prestige pour rallier le ministre CHOISEUL-PRASLIN à l’idée de ressusciter l’institution savante. Le projet se concrétise le 24 avril 1769 avec la création d’une Académie royale de marine. Des académiciens de la première heure sont rappelés, tandis que de nouveaux venus rejoignent leurs rangs au fil des années. Parmi ces derniers, citons Jérôme LALANDE, Louis-Antoine de BOUGAINVILLE, Yves-Joseph DE KERGUELEN de TRÉMAREC (qui en sera démis en 1775), Paul FLEURIOT de LANGLE, Jean-Charles de BORDA, Pierre-Charles LEMONNIER et l’abbé ROCHON. Comme sous la précédente Académie, un partenariat très étroit est noué avec l’Académie des sciences.
Adoptant comme devise “Per hanc prosunt omnibus artes” (“Grâce à elle, les arts profitent à tous”), la nouvelle Académie reprend sa mission première : l’élaboration d’un dictionnaire. Pour ROQUEFEUIL, ce travail lexicographique est d’une priorité absolue car “on n’ignore pas que nous n’avons aucun Dictionnaire de marine traité d’une manière complète, soit pour les choses, soit pour les mots”. Un peu abusivement, notre marin fait ici l’impasse sur les dictionnaires de Nicolas AUBIN, d’Alexandre SAVÉRIEN et de Jacques Pierre BOURDÉ de VILLEHUET ; sans oublier des sections consacrées à la marine dans l’Encyclopédie et la Description des arts et métiers. Malgré son volontarisme affiché, de nouveau les travaux avancent trop lentement car, du propre aveu de ROQUEFEUIL, “les voyages longs & fréquens de la plupart des académiciens, le service journalier auquel chacun d’eux est assujetti, forment une suite d’obstacles qui peuvent retarder encore quelque temps fa publication”. Afin de démontrer que l’Académie, loin de se contenter de débattre dans le vide, est enfin en mesure de proposer au public une œuvre concrète, la décision est prise de publier un recueil d’essais scientifiques, censé servir d’introduction au futur dictionnaire. Son premier tome est publié à Brest en 1773 sous le titre Mémoires de l’Académie royale de marine (ci-dessous).
Le contenu de cette publication s’avère assez déroutant car, à côté d’articles comme Mémoire sur les effets de la décomposition des vents pour la manœuvre des vaisseaux, nous y trouvons essentiellement des contributions qui, non directement liées aux sciences nautiques, se rapportent aux mathématiques et à la physique pure. C’est le cas des articles suivants : Sur une opération d’algèbre appelée l’élimination des inconnues ; Mémoires sur la résolution des équations en général, & particulièrement de l’équation au cinquième degré ; et Sur l’établissement d’une nouvelle théorie de la résistance des fluides.
Une œuvre inachevée
Le sort semble décidément s’acharner sur le dictionnaire de l’Académie de marine car, malgré un travail soutenu et de qualité dont témoigne l’abondante masse d’archives qui nous est parvenue, l’ouvrage ne sera jamais achevé. Les notes préparatoires comprennent des données méthodologiques, des listes de sujets à traiter et de termes à inclure dans le thesaurus, ainsi qu’un manuscrit daté de 1771, intitulé Vocabulaire des mots pour le dictionnaire de marine. Que s’est-il passé ? Pourquoi ces hommes, qui ont pourtant démontré leur volontarisme et leur détermination, n’ont-ils pu aller au bout de leur grande œuvre ? La guerre d’Indépendance américaine, qui a mobilisé une grande partie de la flotte française, a-t-elle de nouveau dispersé l’équipe de lexicographes ? Ces derniers avaient-ils, comme leurs prédécesseurs, du mal à concilier leurs responsabilités professionnelles et leur rôle académique ? La tâche s’est-elle révélée pour eux plus ardue et complexe que prévu ? Autant de questions sans réponse…
Quoi qu’il en soit, le second volume des Mémoires de l’Académie royale de marine ne sera jamais publié, et lorsque l’institution sera dissoute en août 1793 en même temps que toutes les académies royales, elle n’aura pas rempli sa mission principale. En 1795, quand la Convention rétablira cinq académies regroupées dans le corps de l’Institut de France, celle de marine sera oubliée, même si plusieurs de ses anciens membres, comme BOUGAINVILLE, feront partie des nouveaux académiciens. Il faudra attendre 1927 pour qu’elle redevienne un établissement public, cette fois installé à Paris.
Malgré ce qui se solde incontestablement par un constat d’échec, le travail des académiciens de Brest n’aura pas été totalement vain. En effet, quand Charles-Joseph PANCKOUCKE cherchera la personne qualifiée pour rédiger le tome consacré à la marine dans le cadre de sa gigantesque Encyclopédie méthodique, il jettera son dévolu sur un mathématicien et hydrographe renommé, lequel, depuis 1769, faisait partie de l’Académie de marine en qualité de sous-secrétaire : Étienne-Nicolas BLONDEAU. Ce dernier travaillera vraisemblablement à l’encyclopédie de PANCKOUCKE en utilisant, avec l’accord tacite de ses collègues, les documents rassemblés en vue du dictionnaire académique. Il n’aura pas le temps d’achever son labeur pourtant bien avancé – la majeure partie du premier tome est de lui -, puisqu’il décèdera à Brest en octobre 1783. C’est à un autre académicien, l’ingénieur et constructeur naval Honoré-Sébastien VIAL du CLAIRBOIS, déjà assistant de BLONDEAU, qu’échoit la tâche de finir le travail. Pour ce faire, il peut compter sur l’aide de Nicolas-Claude DUVAL-le-ROY, encore un autre académicien, pour les articles sur les mathématiques. Les trois volumes de texte et le volume de planches de la section Marine de l’Encyclopédie méthodique seront publiés entre 1783 et 1787. Si l’institution défunte a échoué à publier son dictionnaire, trois de ses membres éminents pourront malgré tout se féliciter d’en avoir réalisé un autre de grande qualité !
Pour en savoir plus sur ce sujet, nous vous renvoyons à l’article d’Hélène TROMPARENT : “Un grand projet de l’Académie royale de marine : le dictionnaire de marine”.