Londres au temps du Blitz
Dans le contexte extrême de la guerre, la survie et la lutte s’imposent à tous comme des priorités. Nous avons déjà eu l’occasion de rendre hommage, sur Dicopathe, aux personnes qui ont continué, parfois au péril de leur vie, à assurer la sauvegarde ou le sauvetage de biens culturels menacés de destruction ou de pillage. Certaines d’entre elles pousseront leur dévouement jusqu’à continuer à assurer le fonctionnement de bibliothèques, qui seront des îlots de normalité au cœur d’une époque dangereuse et déraisonnable. Un exemple de ces bibliothécaires opiniâtres, déterminés à assurer leur mission malgré l’adversité, nous est fourni par la Bethnal Green Library qui, malgré les aléas, fonctionnera pendant la Seconde Guerre mondiale, grâce au transfert de ses activités au sein d’un abri antiaérien.
Inaugurée en 1922, cette bibliothèque est installée, en collaboration avec la Fondation Carnegie, dans un ancien asile d’aliénés. Le projet de départ vise à doter le district populaire de l’East End londonien d’un équipement pour permettre aux enfants et aux adultes de ce quartier déshérité d’avoir un accès à la culture et à la connaissance. Rapidement, l’établissement se constitue un fonds conséquent et propose une salle de prêt pour adultes, une salle de lecture pour jeunes enfants et des espaces pour accueillir des conférences. L’endroit, qui connaît une fréquentation croissante, est très apprécié des habitants, mais la guerre survient et Londres s’apprête à subir une des plus grandes épreuves de son histoire : une campagne de bombardements aériens intensifs, connue sous le nom de Blitz. L’offensive débute le 7 septembre 1940 et c’est ce jour-même, vers 18h, que le bâtiment reçoit une bombe qui traverse sa toiture, détruit la salle principale et rend la bibliothèque inutilisable.
Face aux raids ennemis, la population locale cherche à trouver un abri sûr pour se prémunir des raids à venir. Or, à proximité de la bibliothèque, une station de métro non-opérationnelle – les travaux sont presque achevés, mais les rails n’étant pas posés, sa ligne n’est toujours pas raccordée au réseau – offre un vaste espace immédiatement disponible. Malgré les réticences de CHURCHILL à autoriser l’accès du réseau souterrain aux civils, l’endroit est réquisitionné par les autorités locales et placé sous la supervision de la défense civile. Malgré son accès difficile, la station devient le principal abri du quartier, en capacité d’accueillir 5 000 personnes sur des couchettes superposées sur trois niveaux, plus 4 000 dans les allées et sur les quais. Avec le temps se crée une véritable communauté souterraine, qui entreprend de réorganiser les lieux. Afin de rendre l’épreuve moins déplaisante, une crèche, un café et un cabinet médical y sont implantés, ainsi qu’un petit théâtre logé dans un chantier abandonné. La population des réfugiés imagine alors d’utiliser le contenu de la bibliothèque hors service toute proche pour procurer de la lecture aux réfugiés, leur permettant ainsi d’oublier un temps leur triste condition. Le projet fait son chemin et séduit particulièrement le bibliothécaire George F. VALE et son adjoint Stanley SNAITH, qui n’ont jamais renoncé à l’idée de réouvrir leur établissement.
À cette époque, VALE écrit dans un rapport : “Dans des temps obscurs, la littérature et l’art subsistent et consolent, et rendent les femmes et les hommes plus forts face aux épreuves mises sur leur chemin. En ce sens, les comités et les personnels des bibliothèques publiques apportent un soutien non négligeable au triomphe de la justice.” Le bibliothécaire est clairement soutenu dans sa démarche par une circulaire du ministère de l’Éducation, qui appelle “au maintien et, si possible, à l’extension du service des bibliothèques publiques, dans le cadre des mesures que le ministre du Travail souhaite mettre en place pour le bien-être des travailleurs de l’industrie”. Le Premier ministre lui-même tient également à rappeler que “les livres, dans toute leur variété, offrent des moyens par lesquels la civilisation est triomphalement portée en avant”. Plusieurs autres bibliothèques de Londres seront gravement endommagées lors du Blitz, comme celles du British Museum et de la Guildhall.
Ci-dessous, l’entrée de l’abri de Bethnal Green, avec une affiche présentant le règlement de la “Shelter Library“.
Les porteurs du projet obtiennent une subvention de 50£ pour monter des étagères et créer une bibliothèque annexe dans l’abri lui-même. La place étant précieuse, ils ne se voient allouer qu’un réduit, à vrai dire une simple “guérite” de quelques mètres carrés. Sans être découragés par l’exiguïté extrême de la pièce, les deux comparses s’affairent et rassemblent une sélection de plus de 4 000 ouvrages, qu’ils arrivent à entasser tant bien que mal dans leur minuscule local. Si d’autres petites bibliothèques improvisées voient le jour pendant cette période dans l’agglomération londonienne – dans des boutiques, des salles des fêtes ou des camionnettes -, il s’agit de la seule qui se soit logée dans un abri souterrain à 24 mètres de profondeur.
Lire en temps de guerre
La bibliothèque, qui ouvre officiellement ses portes en octobre 1941, reste accessible toute la semaine entre 17h30 et 20h. Le choix de livres proposé est vaste : des ouvrages de poésie, des romans d’amour, des classiques, des pièces de théâtre, mais surtout des livres pour enfants. En effet, le jeune public est jugé prioritaire, la lecture permettant de procurer une saine occupation aux enfants et de les distraire pendant les longues heures passées dans les tunnels. Si les bombardements s’espacent à partir du moment où les nazis ont lancé leur attaque vers l’Est, ils continuent à frapper régulièrement la capitale, souvent en représailles des raids sur l’Allemagne. La vigilance s’impose et les alertes restent d’actualité. Celle déclenchée dans la soirée du 3 mars 1943 – provoquée en fait par des bruits de tirs au cours d’essais secrets de nouveaux canons antiaériens, que les réfugiés auraient confondus avec des explosions de bombes – se terminera en drame. À la suite d’un mouvement de panique dans les escaliers étroits et de surcroît mal éclairés, une bousculade dégénère en mouvement de foule incontrôlé. 173 personnes, dont 62 enfants, perdent la vie ce jour-là, asphyxiées, piétinées et écrasées. La nouvelle de la catastrophe sera censurée par les autorités pour ne pas porter atteinte au moral de la population. Un rapport n’en révèlera les circonstances et le bilan que deux années plus tard, mais il faudra attendre des décennies pour que les causes exactes soient révélées.
Malgré cette tragédie, le quotidien reprend rapidement ses droits et la bibliothèque fonctionne désormais à plein régime. À partir de juin 1944, elle connaît un surcroît de fréquentation lorsque les missiles Vergeltungswaffe (armes de représailles), les tristement célèbres V1 puis V2, s’abattent régulièrement sur la capitale, causant des ravages à l’aveugle de manière imprévisible. La guerre finie, les installations sont démantelées, les travaux reprennent et la station de métro est officiellement ouverte en décembre 1946. La bibliothèque de Bethnal Green, qui entretemps a réintégré ses murs, peut enfin réouvrir son bâtiment au public après réparations.
L’histoire de la “bibliothèque de l’abri” tombera peu à peu dans l’oubli, contrairement au drame de mars 1943 qui suscitera enquêtes, controverses, et fera l’objet de commémorations. Au fil des années, le souvenir de ce lieu emblématique s’émoussera, à mesure que ceux qui ont connu la période de guerre disparaîtront. Il faudra attendre septembre 2022 pour que cette histoire soit exhumée, à l’occasion de la sortie d’un livre, The Little Wartime Library.
Un sujet de romans
Ce roman a pour principal protagoniste le personnage fictif de Clara BUTTON, qui officie dans la fameuse bibliothèque souterraine durant l’année 1944. De son propre aveu, Kate THOMPSON a eu l’idée de ce livre en s’entretenant avec une personne, désormais nonagénaire, qui avait fréquenté le lieu dans sa jeunesse et s’en souvenait encore avec émotion. Elle lui confia ainsi : “C’était un sanctuaire pour moi. En 1943, j’avais 14 ans et il y avait eu tant d’horreurs : le Blitz, la catastrophe du métro. Vous n’imaginez pas ce que cette bibliothèque représentait pour moi comme lieu d’évasion et d’apprentissage. Elle a fait naître en moi un amour de la lecture qui m’a marquée toute ma vie.” Quelques mois plus tard, en mars 2023, un autre roman, toujours basé sur la bibliothèque souterraine, est publié à son tour sous le titre de The Underground Library. Signé Jennifer RYAN, ce récit choral met en scène plusieurs femmes qui vont se croiser au sein de l’abri. Ces deux livres sont avant tout des fictions, qui prennent des libertés avec les faits historiques et mettent en scène des personnages imaginaires ; mais ils ont le grand mérite d’avoir fait connaître une histoire singulière, menacée de sombrer totalement dans l’oubli. Hommage sera ainsi rendu à des bibliothécaires qui auront réussi à poursuivre leur activité dans un contexte pour le moins inhabituel et dangereux.
Dans la vidéo ci-dessous, Kate THOMPSON présente The Little Wartime Library.