Suicide, l’ultime liberté ?
Enjeu de débats passionnés aux fortes implications éthiques, philosophiques et même anthropologiques, le sujet de la mort volontaire demeure un dossier très sensible que l’actualité replace régulièrement sur le devant de la scène médiatique. Sociologues et psychiatres se penchent depuis longtemps sur cette question existentielle, tandis qu’une nouvelle discipline scientifique a vu le jour : la suicidologie. Dans les sociétés où la liberté d’expression est garantie, disserter et débattre sur le suicide n’a en soi rien d’illégal et ne tombe pas sous le coup de la loi, mais les choses se compliquent et génèrent la controverse quand la réflexion se double de véritables conseils pratiques pour se supprimer de la manière la plus efficace possible. C’est ainsi que des ouvrages ouvertement militants se sont retrouvés sur la sellette, conduisant les autorités à s’interroger sur leur dangerosité.
Remontons à 1982, année durant laquelle un ouvrage, au titre très évocateur de Suicide mode d’emploi : histoire, technique, actualité, va grandement défrayer la chronique en France. Sorti en avril aux Éditions Alain Moreau, spécialisées dans les sujets de société et d’actualité, le livre (ci-dessous) est signé par deux journalistes qui ne font pas mystère de leurs convictions anarchistes et libertaires : Claude GUILLON et Yves LE BONNIEC.
L’enjeu du livre est très clair : relancer la discussion sur la liberté de disposer pleinement de son corps et pouvoir choisir en conscience de mettre fin à ses jours. Le message est sans ambiguïté : “Un mode d’emploi, pour quoi faire ? Parce que se donner la mort sans souffrances inutiles est un droit et qu’un droit n’est rien sans les moyens de l’exercer. Il fallait un guide qui fasse le point sur les recettes actuellement connues.” Afin de briser un tabou entretenu par les conventions sociales et morales dominantes, les auteurs proposent une étude historique et une réflexion philosophique sur la “mort douce”, l’euthanasie, avec, au cœur de leurs réflexions, une ode à la liberté de choisir sa mort.
Là où le bât blesse, c’est que les auteurs, loin de s’en tenir aux aspects éthiques et théoriques, livrent également des indications précises pour pouvoir franchir le pas sans se rater. En effet, le chapitre X (ci-dessous), intitulé Éléments pour un guide du suicide, donne la liste des médicaments et des produits toxiques à même d’être utilisés pour passer dans l’au-delà en douceur et sans douleur.
Allant au bout de leur démarche, GUILLON et LE BONNIEC prennent soin d’indiquer, pour les tranquillisants, barbituriques, antidépresseurs, somnifères, analgésiques et cardiotoniques, la posologie et les recettes médicamenteuses qui sont potentiellement létales. Pour les associations engagées dans la prévention du suicide, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une incitation à passer à l’acte et, pour eux, ce livre peut faire des ravages chez les “personnes sensibles et fragiles”, en particulier les adolescents. En dépit des protestations du conseil de l’Ordre des médecins, de familles de suicidés – dont certains avaient le fameux livre en leur possession -, du syndicat de l’industrie pharmaceutique et de personnalités politiques, dont certaines avancent que 72 cas de suicide sont imputables au livre, rien n’est prévu dans le Code pénal pour ce cas de figure ; de sorte que les tentatives pour porter l’affaire devant les tribunaux n’aboutiront pas.
Malgré tout, une initiative de LE BONNIEC va permettre aux opposants de trouver un nouvel angle d’attaque. En effet, un lecteur du livre avait écrit directement au journaliste pour lui demander des précisions et des conseils. Après que cette personne a effectivement mis fin à ses jours en mars 1983, le père porte plainte pour “non-assistance à personne en danger et homicide involontaire” ; et l’Association de défense contre l’incitation au suicide se porte partie civile. Ne pouvant établir un lien direct et incontestable entre le suicide et les réponses que LE BONNIEC avait adressées par courrier, la responsabilité directe ne sera pas retenue par les juges. Mais l’action réactivée passera devant un tribunal de grande instance qui, au terme de plusieurs années de procédure, jugera l’écrivain coupable, à titre personnel, d’“abstention délictueuse de porter secours à personne en péril”.
Suicide mode d’emploi, diffusé à près de 100 000 exemplaires, est même traduit en plusieurs langues. Mais si, conformément aux vœux de ses auteurs, le scandale a permis de relancer un débat sur la légitimité de la mort volontaire, il a également mis en évidence un vide juridique et législatif que beaucoup veulent désormais voir combler. Dès juin 1983, le Sénat adopte une proposition de loi “tendant à réprimer l’aide et l’assistance au suicide”. La loi, qui punit entre autres “ceux qui auront fait de la publicité directe ou indirecte en faveur des médicaments, produits, objets ou méthodes destinés à entraîner la mort”, est finalement promulguée le 31 décembre 1987. Bien qu’il ait très largement motivé ce texte, Suicide mode d’emploi et ses auteurs ne seront pas inquiétés, la loi n’étant pas rétroactive, de sorte que ce livre restera le seul en son genre à avoir été publié en France.
En 1989, sans doute trop sûr de son fait et clamant que l’ouvrage n’est pas officiellement interdit à la vente, l’éditeur le fait réimprimer à l’identique, donnant ainsi l’occasion à la justice de statuer sur la légalité de son contenu. Le livre est finalement retiré de la circulation en 1991. Douze années après sa sortie, les auteurs et l’éditeur, qui avaient bénéficié dans un premier temps d’une ordonnance de non-lieu, passent en procès et sont condamnés à une amende. Ne reniant rien de ses prises de position, et jugeant que l’évolution de la société lui a donné raison, GUILLON répond à ses détracteurs une quinzaine d’années plus tard dans un essai intitulé Le Droit à la mort, Suicide mode d’emploi, ses lecteurs et ses juges. Pour en savoir plus sur cette affaire, nous vous renvoyons vers l’émission radio de la série Affaires sensibles du 28 février 2024.
Entretemps, un autre guide du suicide a été publié en 1991, cette fois aux États-Unis. Ce livre affiche sans ambiguïté ses objectifs dans son titre : Final Exit : The Practicalities of Self-Deliverance and Assisted Suicide for the Dying (Sortie finale : les aspects pratiques de l’auto-délivrance et du suicide assisté pour les mourants). Il est signé par un journaliste américano-britannique, Derek HUMPHRY, fondateur de la Hemlock Society, déjà l’auteur de deux livres sur l’euthanasie, qui milite depuis 1980 pour le suicide assisté.
Une polémique génératrice d’un succès d’édition
Outre le rappel des lois en vigueur, les conseils pour rédiger un testament ou les dispositions à prendre avant de mourir, l’auteur passe en revue différents moyens pour “s’auto-délivrer“, pour reprendre sa propre expression. L’ouvrage est complété par une table indiquant les dosages létaux de différents médicaments et drogues.
Bien que HUMPHRY s’adresse très clairement aux mourants et aux personnes atteintes d’un mal douloureux et incurable, la question se pose d’établir si le livre ne va pas inciter des personnes psychiquement et émotionnellement vulnérables à passer à l’acte. Mais, comme dans le cas de l’Anarchist Cookbook que nous avons évoqué dans notre billet précédent, il a été considéré que le contenu du livre relevait de la liberté d’expression. Dès lors, les seules restrictions de diffusion qui ont été appliquées l’ont été à l’initiative de libraires, de bibliothèques ou de centres de documentation. En partie grâce à la publicité née de la polémique, l’ouvrage devient un succès de librairie. Il figurera pendant 18 semaines dans la liste des meilleures ventes, catégorie non-fiction, et sera traduit dans une douzaine de langues. En France, où le cas Suicide mode d’emploi est encore dans toutes les mémoires, la traduction du livre d’HUMPHRY, éditée au Canada et préfacée par Hubert REEVES, est interdite à la vente le 15 décembre 1992 par application de la fameuse loi de 1987.
Suicide au pays du Soleil-Levant
Transportons-nous maintenant au Japon où, en 1993, est édité Kanzen Jisatsu Manyuaru, soit Le Manuel complet du suicide (ci-dessous).
Son auteur, Wataru TSURUMI, un écrivain indépendant diplômé en sociologie, ne s’étend pas sur les motivations ou les débats philosophiques liés au suicide. Pour lui, la vraie question à se poser est : “Pourquoi doit-on vivre ?” En fin d’ouvrage, il tient quand même à préciser son point de vue : “Penser qu’au pire moment crucial on peut échapper à la douleur en se suicidant, on peut vivre l’instant plus facilement. Ainsi, en distribuant ce livre, je veux faire de cette société étouffante un endroit plus facile. Vivre, c’est le but de ce livre. Et je n’ai jamais l’intention d’encourager les lecteurs à se suicider.”
De manière assez clinique, il passe en revue avec force détails les différents moyens de se tuer : pendaison, surdosage de médicaments ou de drogue, défenestration, électrocution, mort par le froid, le gaz, le feu, l’automutilation, etc. Contrairement aux ouvrages déjà cités, il ne s’agit nullement ici de privilégier la mort la plus douce possible, mais juste de présenter et analyser toutes les méthodes existantes. Comme dans un guide ordinaire, il donne des notes aux différents critères retenus, comme l’intensité de la douleur, le niveau de pénibilité de la préparation, l’apparence du corps post-mortem, l’impact sur les autres et le taux de succès.
Dns un pays qui compte un taux très élevé de suicides, en particulier chez les jeunes, le livre fait débat et se trouve vite accusé, non seulement de faciliter le passage à l’acte – la presse relate bientôt des cas où des suicidés ont été retrouvés avec l’ouvrage à leur chevet -, mais en plus d’avoir contribué à augmenter le taux de réussite en ayant mis en avant les méthodes les plus efficaces pour y parvenir. Mais si le Code pénal japonais réprime sévèrement la représentation de la nudité, il ne traite pas du suicide qui a longtemps été promu dans la société traditionnelle comme un moyen de sauver son honneur. Certaines préfectures s’efforceront quand même de restreindre l’accès à l’ouvrage, en particulier aux mineurs, mais il n’existera aucune censure officielle au niveau national, et le Kanzen Jisatsu Manyuaru s’écoulera à près d’un million d’exemplaires.
Pour mémoire, citons également en deux mots un autre ouvrage de 2006 sur le sujet du suicide assisté : The Peaceful Pill Handbook, qui a créé quelques remous en Australie et en Nouvelle-Zélande mais qui, contrairement aux autres livres présentés, ne donnait aucune recette pratique.