Les encyclopédies italiennes, « filles naturelles » de celle de Diderot
La passionnante et tumultueuse aventure de l’Encyclopédie (ci-dessous) de DIDEROT et d’ALEMBERT est universellement reconnue comme la publication emblématique du Siècle des lumières dans notre pays. Mais paradoxalement, son rayonnement à l’échelle européenne est un sujet généralement méconnu, que nous nous proposons d’aborder dans ce billet.
En effet, l’influence et la diffusion du Dictionnaire raisonné des arts et des sciences, dont d’ailleurs beaucoup des premiers souscripteurs sont étrangers, outrepassent largement les frontières françaises, intégrées dans un bouillonnement d’idées qui touche alors l’Europe tout entière. D’autres pays vont assurer la diffusion de l’Encyclopédie en dehors de la France, grâce à un contenu “adapté” de l’édition originale. Ces encyclopédies, fruits d’une contrefaçon pure et simple, ont le mérite de pallier la diffusion chaotique et le tirage limité de la version princeps française. Détail d’importance, les encyclopédies italiennes sont toutes rédigées en français, langue que toute personne, revendiquant un certain niveau culturel et intellectuel, se targue alors de maîtriser.
L’Encyclopédie de Lucques
C’est en Italie que des éditions “pirates” vont commencer à paraître, la première d’entre elles dans la ville de Lucques. Ce n’est pas pur hasard que cette ville soit le premier relais de l’esprit encyclopédique. En effet, le grand-duché de Toscane bénéficie d’une certaine bienveillance officielle envers les idées nouvelles, tolérance qui favorise l’éclosion d’une vie intellectuelle brillante. Certes, le mouvement des Lumières version italienne, désigné sous le nom d’Illuminismo, ne s’est pas cantonné à la Toscane, mais il bénéficie du fait que la principauté dispose d’un excellent réseau de papeteries et d’imprimeries capables de rééditer rapidement des ouvrages en rupture de stock. Rappelons par ailleurs qu’au même moment la Cyclopaedia de CHAMBERS, qui sert de base à DIDEROT et d’ALEMBERT pour l’élaboration de l’Encyclopédie, est imprimée en 1748 à Naples et à Venise, alors qu’une traduction anonyme du Discours préliminaire de l’Encyclopédie circule déjà en Italie.
Profitant de la difficulté croissante d’acquérir l’édition originale, un personnage décide de se lancer dans une réimpression non autorisée. Membre déclassé d’une illustre famille noble de la cité, Ottaviano DIODATI a débuté sa carrière d’éditeur en 1756 en diffusant une version en italien du Journal encyclopédique, initialement édité à Liège. C’est donc portée par l’esprit d’indépendance, que revendiquent les édiles de sa ville natale, que ʺl’Encyclopédie de Lucques” commence à paraître à partir de 1758 (ci-dessous le premier tome).
Mais sa parution ne se fait pas sans obstacles ni contretemps. Pour contourner les velléités de la censure, un compromis est trouvé avec les autorités : la réimpression faite à Lucques sera corrigée afin d’en éliminer les points les plus litigieux. Malgré l’apparente soumission des rédacteurs, des critiques envers l’Inquisition subsistent dans les trois premiers volumes parus. Le 5 mars 1759, l’Encyclopédie est mise à l’Index, l’édit ne frappant que l’édition parisienne et épargnant l’édition de Lucques. Mais quelques mois plus tard, le 3 septembre, cette dernière tombe sous le coup d’une interdiction totale et générale, émise par le Saint-Office qui entend s’opposer “au poison des doctrines trompeuses et impies gagnant de toutes parts par la licence effrénée de philosopher et d’écrire “.
La condamnation semble sans appel, et en toute logique laisse présager que l’Encyclopédie de Lucques restera inachevée. Malgré un coup d’arrêt brutal suivi d’une période de flottement marquée par le départ de nombreux collaborateurs ecclésiastiques, la petite ville refuse l’exequatur, c’est-à-dire renonce à appliquer la décision papale sur son territoire. La mention du lieu de parution disparaît des ouvrages, et finalement l’édition des 17 volumes de textes et, à partir de 1765, des 11 volumes de planches, se poursuit sans encombre jusqu’en 1776.
Même si le chiffre exact du tirage, oscillant selon les sources de 800 à 2000 exemplaires, fait encore débat, l’édition lucquoise se traduit par un beau succès commercial, d’autant que chaque tome coûte un tiers de moins que la version originale. Elle est vite épuisée, mais le relais a déjà été pris par une autre entreprise similaire, basée elle aussi en Toscane, dans la ville de Livourne.
L’Encyclopédie de Livourne
Le contexte est alors particulièrement porteur pour une nouvelle réédition de l’Encyclopédie, car il subsiste une forte demande en Italie et son marché est loin d’être saturé. De plus, le contexte politique est devenu favorable avec l’arrivée au pouvoir, à la tête de la Toscane, de PIERRE-LÉOPOLD Ier, qui se pique d’être un prince éclairé, réformateur, ami des philosophes et des physiocrates.
Le nouveau projet est mis en œuvre par un certain Giuseppe AUBERT, engagé par l’abbé Marco COLTELLINI pour diriger son imprimerie. Il s’était déjà illustré en juillet 1764 par un véritable coup d’éclat, en publiant Des délits et des peines (Dei delitti e delle pene) de Cesare BECCARIA, ouvrage édité sans nom d’auteur et sous une adresse fictive à Monaco. Ce court opuscule, dans lequel l’auteur s’insurge contre l’arbitraire de la justice, connaîtra un grand succès dans l’Europe des Lumières. Son auteur y dénonce la multiplicité et la sévérité inutile des châtiments, et propose de prévenir le crime par un système social plus égalitaire et des lois équilibrées. Dès lors, AUBERT devient une personnalité marquante du milieu intellectuel toscan et, encouragé par de nombreux soutiens, il se lance dans la réédition de l’Encyclopédie, avec l’aide bienvenue des frères VERRI. Élément déterminant, l’ouvrage est à sa sortie placé sous le patronage du grand-duc en personne, lequel ambitionne alors de faire de sa principauté un véritable laboratoire du despotisme éclairé. Le premier tome, qui paraît en 1770 (ci-dessous), lui est dédié de manière spectaculaire sur la page de titre. manière très visible sur la page de titre.
Malgré la nouvelle concurrence de l’Encyclopédie d’Yverdon, l’entreprise se traduit immédiatement par une réussite financière, engrangeant plus de 600 souscripteurs en 1770 et 1200 l’année suivante. De nouveau, le choix du prix a été une des clés du succès, l’éditeur ayant fait en sorte que chaque volume coûte moins cher que son équivalent publié à Lucques. Dans l’Encyclopédie de Livourne, une partie des annotations et des corrections de la version lucquoise sont reprises, édulcorées de tout élément jugé trop apologétique ou polémique. Par ailleurs, le texte original s’y trouve largement modifié, afin d’actualiser certaines données et intégrer de nouveaux ajouts rédigés par un groupe de savants basé à Pise.
La parution est menée tambour battant et en l’espace de huit ans, l’ensemble, calqué sur le corpus de l’Encyclopédie originale, est publié, complété des tomes de suppléments qui ont été édités entretemps. Le tirage de cette Encyclopédie est estimé à 1500 exemplaires. Le pape lui-même ne peut s’opposer à sa diffusion dans Rome, de peur de froisser le grand-duc, qui se trouve être le successeur désigné de l’archiduc d’Autriche et, à ce titre, futur empereur du Saint Empire.
Souvent considérées comme de simples copies dont le contenu serait altéré et modifié en profondeur, ces encyclopédies italiennes, en particulier celle imprimée à Livourne, sont de bien meilleure qualité qu’on pourrait le penser de prime abord. Elles ont eu le mérite de contribuer à la diffusion du mouvement encyclopédique, même si leur influence est restée cantonnée à la péninsule italienne. Dans un billet à venir, nous reviendrons également sur l’autre grande version “pirate”, élaborée cette fois en Suisse par Jean Léonard PELLET.
Pour qui souhaite connaître plus de détails sur ces prolongements de l’Encyclopédie, il est conseillé de se référer à l’article intitulé : Encyclopédie, «Lumières» et tradition au XVIIIe siècle en Italie, de Mario ROSA.