L’”impérialisme” du français
Si, depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts, le français est officiellement la langue du pouvoir, de la justice et de l’administration, il ne s’est pas imposé d’emblée comme la langue vernaculaire et quotidienne de la population de notre pays. En juin 1794, l’abbé GRÉGOIRE présente le fameux Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, qui est le premier véritable tableau linguistique de la France. La conclusion est sans appel : le français “officiel” est largement minoritaire dans les frontières mêmes du pays ! En effet, au quotidien, une très grande partie de la population pratique une langue “régionale” ou un des multiples patois de province, le clivage se faisant particulièrement sentir entre les villes et les campagnes. Au final, l’abbé constate que le français n’est couramment parlé que dans environ 15 départements sur 83. Au bas mot, ce sont six millions de Français qui ignorent la langue nationale, tandis qu’un nombre égal de citoyens ne peuvent soutenir une conversation suivie dans la langue officielle. Le rapport avance même que le vrai nombre “de ceux qui la parlent purement n’excède pas 3 millions”, sur une population alors estimée à 28 millions d’habitants.
Ce texte et ces conclusions vont servir de fil directeur aux divers gouvernements et régimes qui se succéderont aux XIXe et XXe siècles, pour aiguiller leur politique linguistique. Sous l’effet des transformations économiques et sociales, du développement de l’enseignement scolaire, de la centralisation de l’État, de la conscription et, il faut bien le dire, de mesures vexatoires, le français finira par s’imposer comme principale langue d’usage. Malgré tout, comme dans beaucoup d’autres nations, les parlers régionaux n’ont pas dit leur dernier mot, émaillant le français officiel et “académique” de multiples termes, tournures et expressions qui sont autant de témoins des particularismes locaux. Nous avons pu constater que les pays francophones utilisent souvent un vocabulaire différent du “français de France”, mais, à l’intérieur même des frontières de l’hexagone, notre langue continue à cultiver une certaine diversité qui, associée aux accents, procure un véritable dépaysement linguistique.
La saveur des parlers régionaux
Quel est le locuteur venu de ʺl’extérieur” qui n’est pas circonspect quand on lui propose une bistouille, ou de venir à la ducasse dans le Pas-de-Calais ; quand on lui reproche en Bretagne d’avoir garé sa voiture a-dreuz ; quand on lui demande de ne pas s’engatser à Marseille, ou de cinser le sol de la cuisine en Charente ? Idem si on le traite de ganais à Lyon, de blagasse à Bordeaux, de badlagoule ou de metteux de poule à couver en Normandie ; ou encore qu’on lui reproche de zizouner dans le Berry ou d’être tatasse en Picardie. N’oublions pas également les vieilles “querelles”, comme celles opposant la chocolatine et le pain au chocolat, le crayon gris et le crayon à papier, ou la poche, le sac et le sachet.
Les dialectes régionaux, et même des langues comme le breton, le catalan et le basque, ont longtemps été négligés, pour ne pas dire méprisés par les défenseurs du “bon français”. Ces parlers seront alors indistinctement désignés par le terme de « patois » qui, dans cette acception, revêtira une connotation nettement péjorative, comme l’atteste la définition du Dictionnaire de l’Académie de 1762 : “Langage rustique, grossier, comme est celui d’un paysan, ou du bas peuple”. Dès le XVIIIe siècle, ces idiomes sont pourtant valorisés par des érudits et des philologues, qui rédigent lexiques et dictionnaires, comme le Dictionnaire languedocien-françois de Pierre-Augustin BOISSIER de SAUVAGES. Mais c’est à partir du XIXe siècle que la lexicographie des langues régionales prend une réelle ampleur, avec des réalisations comme Lou Trésor doù Félibrige ou la véritable épopée que constituera la rédaction de l’Atlas linguistique de la France. Dès lors, les ouvrages sur les langues régionales se multiplieront, qu’ils soient élaborés par des linguistes chevronnés, des chercheurs ou des amateurs dévoués. Du picard à l’alsacien, du gallo au vendéen, du niçois au créole réunionnais, en passant par le lyonnais, le morvandiau, le saintongeais et le champenois, rares sont les langues locales qui désormais ne disposent pas de lexiques, à un moment où beaucoup d’entre elles, dont le nombre de locuteurs diminue très vite, sont menacées de disparition.
Loïc DEPECKER, collectionneur de mots
Passé au Commissariat général de la langue française et à la Délégation générale à la langue française, Loïc DEPECKER, également fondateur de la Société française de terminologie, s’est penché, avec bienveillance et attention, sur les richesses lexicales de ces idiomes souvent méconnus en dehors de leur aire linguistique. Il s’était déjà intéressé, en 1988, au « français hors les murs », avec un livre intitulé Les mots de la francophonie, qui sortira aux éditions Belin dans la collection Le français retrouvé. En 1992, c’est au tour d’un autre de ses ouvrages, Les Mots des régions de France, de sortir en librairie (ci-dessous).
Pour notre amoureux des mots, qui rappelle que “patois est un terme noble” car “il exprime les variations des parlers formés sur des siècles, à partir ou en rapport avec des langues plus centrales parce que davantage utilisées”, chaque mot régional fait partie de l’héritage et de l’être intime de chacun. “Nous avons tous au fond du cœur un jardin secret : celui de l’enfance, imprégné du lieu d’où nous venons. Les mots et les expressions qui y sont attachés ne s’oublient jamais et puisent profondément en nous.” Il estime que certains de ces mots et expressions “puisent profondément dans l’histoire de la langue“. Effectivement, ʺl’ancien français” d’Oc ou d’Oïl, que nous avons abordé à l’école par l’étude de la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance, ressurgit régulièrement dans le livre, à travers des termes comme pitchoun, affûtiaux, abader, bren, fieu, métive, collation, cavée, poutounéjer, escamper, cagade, etc. ; lesquels, quasiment disparus de la langue commune, ont subsisté localement.
Loïc DEPECKER va s’appuyer sur ce recueil, réédité en 2009, pour élaborer un nouveau dictionnaire enrichi grâce à de nouveaux inventaires et à l’apport de nouveaux dictionnaires, tels ceux des éditions Bonneton. Le nouvel ouvrage, intitulé Petit Dictionnaire insolite des mots régionaux (ci-dessous), est publié en 2017 par les éditions Larousse. Cet éditeur a développé toute une gamme de petits dictionnaires, anthologies et lexiques consacrés à la diversité et aux curiosités de la langue française, parmi lesquels les savoureux Petit Dictionnaire insolite des aptonymes, Petit Dictionnaire insolite des mots et expressions du sport et Dictionnaire insolite des mots oubliés.
Privilégiant une approche “ethnographique”, DEPECKER concentre son investigation sur les mots et expressions qui se rapportent à la vie quotidienne. Il adopte un plan thématique, abordant aussi bien l’habitat, le travail, les animaux, l’amour, la famille, la botanique, la nourriture et la boisson, le caractère et les sentiments, la famille, les travaux agricoles, le commerce, les loisirs, la sexualité, la santé, la vie sociale, etc.
Ci-dessous, vous trouverez quelques exemples glanés dans un ouvrage qui, sans prétendre à l’exhaustivité, permet de faire un tour de France des parlers régionaux :
*Abader (Alpes) : faire sortir les bêtes de l’étable pour les faire paître.
*Se boujouter (Normandie) : se dire bonjour en s’embrassant.
*Saute-aux-prunes (Lorraine) : personne volage.
*S’espatarrer (Sud-Ouest) : tomber de tout son long.
*Pigner (Ouest, Pays de la Loire) : pleurnicher, geindre, en parlant d’un enfant.
*Fleur-de-tonnerre (Ardennes) : coquelicot.
*Chougner (Centre) : manger à contrecœur.
*Cliche (Nord, Ardennes) : poignée de porte ou de fenêtre.
*Gavagne (Lyon) : mauvais ouvrier.
*Grimpillon (Bourgogne) : côte très raide.
*Baignassoute (Charente) : touriste, vacancier.
*Frottadous (Midi) : couple d’amants exubérants et très démonstratifs en public.
*Garbaye (Aquitaine) : ensemble d’aiguilles de pin sèches qui jonchent le sol.
Comme toujours, les expressions, toujours très imagées et souvent drôles, constituent des morceaux de choix comme autant de “friandises” lexicales :
*Aller au schloff (Lorraine) : aller au lit.
*Avoir l’air d’avoir perdu sa quinzaine (Nord) : avoir l’air triste.
*Garder la bique (Lorraine) : être assesseur dans un bureau de vote.
*Aller en blonde (Franche-Comté) : courtiser une femme.
*Faire des pastis (Midi, Roussillon) : faire des histoires, des manières, semer la confusion.
*S’embrasser comme des courges (Provence) : s’embrasser de bon cœur mais de manière maladroite.
*Rire dans le ventre (Charente) : avoir une sensation de bien-être après un bon repas.
*Donner un coup de pied à l’armoire (Provence) : s’habiller avec recherche.
*Baiser, ou embrasser, la Fanny (Midi) : perdre sans marquer de point, en particulier au jeu de boules.
*Se ramicouler (Lyonnais) : redevenir amis après une brouille.
Les ouvrages récents de Mathieu AVANZI
La même année 2017 voit la sortie d’un autre ouvrage rédigé sur un thème identique : l’Atlas du français de nos régions (ci-dessous, la nouvelle édition de 2019, au titre légèrement modifié).
Créateur du blog Français de nos régions, “consacré à la variation du français à travers les régions du monde“, le linguiste Mathieu AVANZI livre ici le résultat d’un méticuleux travail d’enquête – 50 000 personnes ont ainsi répondu à un questionnaire en ligne – concernant une de termes et d’expressions de nos régions, qui sont à chaque fois présentés à l’aide de cartes indiquant les départements concernés et “expliqués du point de vue historique et linguistique”. Démontrant que “les expressions utilisées pour se saluer, se réjouir, râler ou parler du temps qu’il fait ne sont pas toujours les mêmes”, et que “la richesse du français de nos régions s’illustre par de nombreuses et étonnantes formules”, l’auteur déborde pour l’occasion des frontières hexagonales pour s’intéresser à nos voisins suisses et belges.
Ci-dessus, un exemple avec la cartographie des différentes façons de dire “fermer sa porte à clé” qui, selon les régions, donne claver, barrer, crouiller, cotter, ticler, ou encore clencher.
En octobre 2020, AVANZI récidive avec deux complices : le regretté Alain REY, toujours attentif au français “alternatif” et au français “d’ailleurs”, et Aurore VINCENTI, dont nous avons déjà évoqué, sur notre site, Les Mots du bitume. Ce nouvel opus est intitulé Comme on dit chez nous : Le grand livre du français de nos régions (ci-dessous).
AVANZI résume ainsi la philosophie qui a guidé sa démarche : “Je voudrais montrer avec ce livre que la langue française est plurielle, que derrière cette notion d’unité du français il y a des particularismes dont beaucoup viennent des dialectes et des anciennes formes de français. Ce livre donne de la place à des mots qui n’en ont pas toujours dans les dictionnaires français. Ils en intègrent mais ils ne pourront jamais tous les mettre, car il n’y a pas assez de place. Il y a donc une volonté de sauvegarde de patrimoine, d’archives, c’est vrai, mais aussi encyclopédique pour montrer la spécificité des régions, notamment tout ce qui touche à la gastronomie. Ces mots régionaux reflètent des réalités locales, qui font partie du paysage français.” Nous avons ci-dessous un exemple, avec le fameux terme marseillais “Cagole”.
Pour notre auteur, un certain optimisme doit rester de rigueur, même si l’uniformisation du langage continue à gagner du terrain : “Parler une langue régionale, c’est d’une certaine façon continuer un usage ancestral. Vouloir faire perdurer ces langues, c’est vouloir préserver son histoire. Cela sous-entend un devoir patrimonial et un devoir de mémoire envers sa langue. Les Français sont très attachés à leur histoire, cela se traduit par la préservation de ces langues régionales. Cependant, comme le français, les dialectes ont évolué avec le temps, notamment au contact du français.”
Ci-dessous, une interview récente de Mathieu AVANZI pour la chaîne locale savoyarde Maurienne TV.