Louis-Jacques GOUSSIER, un encyclopédiste à part
L’Encyclopédie aura été une entreprise collective mais, dans les faits, la postérité a surtout retenu le nom des deux “têtes d’affiche”, DIDEROT et D’ALEMBERT. Pourtant, malgré le rôle essentiel qu’ils ont pu jouer, d’autres contributeurs sont injustement restés dans l’ombre. Nous avons déjà eu l’occasion, sur Dicopathe, de rendre un légitime hommage à certains de ces encyclopédistes méconnus, au premier rang desquels figure le chevalier de JAUCOURT, à juste titre surnommé le “forçat volontaire de l’Encyclopédie“, avec 17 395 articles à son actif. C’est sur un autre contributeur, qui fut lui aussi une cheville ouvrière de l’Encyclopédie, que nous allons nous attarder dans ce billet ; il s’agit de Louis-Jacques GOUSSIER.
Avant qu’il ne rejoigne le projet encyclopédique, la vie de ce personnage conserve une grande part de mystère. Nous savons simplement qu’il serait né à Paris en mars 1722. Ses origines sociales sont certainement très modestes, sa propre sœur étant femme de chambre et un de ses cousins cocher. Intéressé par les arts et les sciences, il réussit à suivre des cours gratuits de mathématiques dispensés par André-Pierre LE GUAY de PRÉMONTVAL, dans l’école qu’il a ouverte place Maubert. L’institution ferme en 1744, mais GOUSSIER peut y achever sa formation. Dès lors, il gagne sa vie en donnant des cours et surtout en louant ses services à des éditeurs, des érudits et des écrivains. C’est ainsi qu’il se forge une certaine renommée, au point que, quelques années plus tard, le célèbre savant et explorateur Charles Marie de LA CONDAMINE lui confiera le soin de vérifier, corriger et mettre en ordre les notes qu’il a rédigées à l’occasion du calcul du méridien. Ces mémoires, ordonnés par notre jeune scientifique, feront par la suite l’objet d’une publication en 1751, sans que le nom de GOUSSIER ne soit cité dans l’ouvrage.
Plusieurs indices laissent à penser que sa route aurait alors croisé celle de D’ALEMBERT, qui était un mathématicien chevronné reconnu par ses pairs. C’est très certainement ce dernier qui recrute GOUSSIER, dont la participation active est attestée à partir de septembre 1747. Ses connaissances scientifiques et techniques sont bien évidemment mises à contribution et c’est à lui qu’est confiée la supervision des “arts mécaniques“. Il rédige lui-même – partiellement ou en totalité -soixante-cinq articles, signés de la lettre D, les seuls qui peuvent lui être attribués avec certitude, même si on estime plus que probable qu’il est également l’auteur de bien d’autres textes restés anonymes. Nous retrouvons ainsi sa patte dans les articles Compas, Moulins, Hydraulique, Règle, ou encore de manière plus inattendue dans des sujets liés à des instruments de musique comme l’orgue, et sur un grand nombre d’entrées liées aux techniques de coupe et de travail de la pierre (ci-dessous). Mais, si sa contribution en termes d’articles rédigés n’est pas négligeable, ce n’est donc pas cette seule caractéristique qui fait de GOUSSIER un collaborateur “à part”.
Maître d’œuvre des planches de l’Encyclopédie
Pour savoir à quel point sa collaboration a été précieuse, il faut se référer à ce qui est écrit à son sujet dans le Discours préliminaire : “Il s’est particulièrement occupé des figures de l’Encyclopédie qu’il a toutes revues & presque toutes dessinées.” Dès l’origine, il était en effet prévu – suivant en cela le modèle de la Cyclopaedia – d’assortir les articles consacrés aux sciences, aux arts et aux métiers, de grandes planches descriptives, précises et détaillées. Le prospectus de l’Encyclopédie est d’ailleurs éloquent sur l’importance de l’illustration dans le projet en cours : “Un coup d’œil sur l’objet ou sa représentation en dit plus qu’une page de discours.” L’enjeu est d’importance et c’est donc à GOUSSIER qu’est confiée la lourde responsabilité de préparer et superviser les illustrations du futur ouvrage. Ce choix n’est pas seulement motivé par les compétences techniques du personnage, mais aussi par le fait que notre homme, doté de multiples talents, est également un remarquable dessinateur. Il va se consacrer pleinement à la mission qui lui a été confiée. Tout dévoué à sa tâche et ne voulant pas faire prendre de retard à l’entreprise, il n’hésitera d’ailleurs pas à rendre visite à DIDEROT, au cours de son incarcération de trois mois à Vincennes entre fin juillet et début novembre 1749, pour discuter de la conception et de l’arrangement des planches.
Afin de compléter et de vérifier les informations recueillies, GOUSSIER et DIDEROT n’hésitent pas à se rendre ensemble dans des ateliers et des manufactures afin d’assister au labeur des artisans et des ouvriers, mais surtout pour observer par eux-mêmes les machines et les outils utilisés. Mais bien vite DIDEROT, pris par l’ampleur de sa charge de directeur de la publication, ne peut poursuivre ce travail sur le terrain. C’est donc à son acolyte – ravi de l’opportunité de satisfaire sa grande curiosité naturelle – qu’échoit le rôle de « VRP de l’Encyclopédie ». Séjournant parfois un mois sur place, il rend visite à des fondeurs, des verriers, des maçons, des mineurs, des forgerons, des imprimeurs, etc. C’est ainsi qu’à Montargis il découvre le fonctionnement d’une papeterie dans la Manufacture de Langlée, tandis qu’à Cosne-sur-Loire il observe de près la fabrication des ancres. Ses talents semblent d’ailleurs multiples car, si on en croit ce qu’écrira plus tard son ami Denis-François DONNANT dans sa nécrologie, il serait également l’inventeur d’“un moulin à bras portatif pour scier des planches” et d‘”un niveau d’eau, qui est fort en usage aujourd’hui chez les géomètres”.
Ce travail d’enquête in situ présente une indéniable utilité, mais nos encyclopédistes ne comptent pas seulement sur ces « reportages » pour concevoir leurs illustrations, d’autant que l’ouvrage, prenant de plus en plus d’ampleur, nécessite un nombre considérable de planches. Coutume courante à l’époque, ils vont également fortement “s’inspirer” – pour ne pas dire plus – des dessins déjà disponibles dans d’autres ouvrages. La Cyclopaedia est bien entendu fortement mise à contribution, mais – malgré ses dénégations postérieures – le fait semble désormais acquis que l’équipe de l’Encyclopédie chargée des illustrations s’est particulièrement appuyée, pour plusieurs sujets, sur les planches commandées par l’Académie des sciences pour la Description des arts et métiers. Ce projet déjà ancien, proche dans son esprit et son objectif de son « concurrent », est alors sur le point d’aboutir grâce à l’impulsion décisive de DUHAMEL du MONCEAU. Un ancien collaborateur évincé un peu rudement par DIDEROT, l’architecte Pierre PATTE, va déclencher le scandale en publiant, en novembre 1759, une lettre ouverte dans laquelle il dénonce le plagiat manifeste dont il aurait été témoin. Si l’affaire finit par se résorber sans grande conséquence – les académiciens, jouant l’apaisement, ne pousseront guère leurs investigations -, elle va malgré tout semer le trouble et obliger GOUSSIER et ses amis à refaire un certain nombre de planches et à faire preuve d’une certaine créativité.
Un homme de talent mais sans principes
L’année 1759, une bien mauvaise année pour l’Encyclopédie qui voit son privilège supprimé et sa diffusion suspendue, est également difficile pour GOUSSIER qui, de notoriété publique, mène une vie dissolue et se montre très dépensier. DIDEROT s’inspirera d’ailleurs de lui pour Gousse, un des personnages secondaires de Jacques le Fataliste, présenté dans ce livre en des termes qui sentent le vécu : “Vous croyez à Gousse un grand fonds de morale ? Eh bien, détrompez-vous, il n’en avait non plus qu’il n’y en a dans la tête d’un brochet. — Cela est impossible. — Cela est. Je l’avais occupé. Je lui donne un mandat de quatre-vingts livres sur mes commettants ; la somme était écrite en chiffres ; que fait-il ? Il ajoute un zéro, et se fait payer huit cents livres. — Ah ! l’horreur ! — Il n’est pas plus malhonnête quand il me vole, qu’honnête quand il se dépouille pour un ami ; c’est un original sans principes.” Volontiers irrespectueux envers les institutions et anticlérical militant, il s’attire de nombreuses inimitiés. Contre toute attente, sa propre épouse va le mener en prison, l’accusant, en plus d’entretenir une relation adultère avec leur servante de 18 ans, de vouloir lui imposer une répudiation sous la menace d’un couteau. L’accusation, étayée par des témoins dont sa propre sœur, met en lumière l’athéisme tapageur du futur prévenu, qui est finalement arrêté et jeté en prison. Mais, peut-être apaisée par le bannissement de la bonne, sa femme retire sa plainte et parvient à faire libérer son mari au bout d’une semaine, le présentant alors comme “un honnête homme qui a beaucoup d’esprit”.
Après cet épisode rocambolesque, GOUSSIER n’a guère le loisir de chômer, car si les volumes de textes sont à l’arrêt du fait de l’interdiction, les volumes de planches – qui seront au nombre de dix -sont en cours de finalisation. Leur parution va s’échelonner entre 1762 et 1772. Sur les 2 885 planches publiées dans l’Encyclopédie, on lui en attribue près de 900, soit près du tiers. Son apport réel a très certainement été plus important et d’autres planches anonymes ou signées par d’autres lui doivent sûrement beaucoup. Il a en outre écrit les commentaires de beaucoup d’illustrations ; à titre d’exemple, celle de Forges, où ils s’étalent sur près de quarante-cinq pages.
Nous vous proposons ci-dessous quelques-unes de ses réalisations, avec des planches tirées des sections Boutonnier-Passementier, Cirier, Confiseur, Épinglier et Minéralogie (Mine).
GOUSSIER ne se cantonnant pas à ses seuls centres d’intérêt habituels, nous retrouvons sa signature sur des planches traitant aussi bien de vénerie, des alphabets, de chirurgie ou de fauconnerie.
Même s’il faut préciser qu’il n’est pas le seul dessinateur à s’être particulièrement investi dans l’Encyclopédie – rappelons au passage le travail remarquable effectué par son collègue Jacques-Raymond LUCOTTE -, il est certain que l’entreprise lui doit beaucoup. Plus tard, DIDEROT lui rendra d’ailleurs hommage en écrivant ʺqu’il était celui qui a dessiné tout ce qu’il y a de bonnes planches dans notre Encyclopédie“, tandis que l’horloger Ferdinand BERTHOUD dit de lui qu’il est “un des auteurs de l’Encyclopédie. Cet artiste ne possède pas seulement le talent du dessin, il joint encore beaucoup de connaissances de mathématiques, de physique et des arts, et une intelligence particulière des machines, manufactures, etc.”.
Ayant mené à bien sa tâche, GOUSSIER semble avoir terminé sa collaboration vers 1768, date à laquelle il caresse un temps l’idée d’aller à la cour de Russie, peut-être sur recommandation de DIDEROT. Il lui faut trouver d’autres projets, ne fût-ce que pour garantir son niveau de vie. Il s’associe alors avec un étrange personnage, au destin tragique, le baron Étienne-Claude de MARIVETZ, savant autodidacte très influencé par le mesmérisme. Ils signent tous les deux une Physique du monde en sept volumes, un ouvrage quelque peu fantaisiste d’un point de vue scientifique. Il travaille ensuite pour L’Encyclopédie méthodique, plus exactement avec Roland de LA PLATIÈRE, qui prépare alors la partie “Manufactures, arts et métiers”. Ce dernier, plus connu sous le nom de ROLAND, et dont le rôle sera important sous la Révolution – il sera deux fois ministre de l’Intérieur –, parvient à lui trouver du travail. La chute et l’exécution de son protecteur n’entament pas sa carrière, et en 1794 il est nommé dessinateur à la section armes et armements du Comité de salut public. Après sa dissolution en novembre 1795, il est engagé par le Conservatoire national des arts et métiers, qui va recourir à ses talents pour reproduire des outils et des machines afin d’alimenter un recueil de planches techniques. La mort vient interrompre son labeur, le 23 octobre 1799.
Celui que certains appellent parfois “le troisième auteur de l’Encyclopédie” a été relégué dans l’ombre pendant longtemps, avant qu’il ne soit tiré de l’oubli par George DULAC, dans un article publié en 1972, intitulé Louis-Jacques Goussier, encyclopédiste et original sans principes.