Les langues artificiellement construites
Nombreuses sont les langues “artificielles”, c’est-à-dire planifiées de A à Z, qui ont été conçues au cours de l’histoire. Dans certains cas, leur conception a été motivée par une volonté utopiste ou pragmatique de simplifier la communication entre humains à l’aide d’un idiome universel ; dans d’autres cas, elles résultent du désir de réaliser une expérimentation philosophique, linguistique voire artistique. La littérature utilise depuis longtemps des langues imaginaires. C’est ainsi que des auteurs ont recouru à ce procédé pour donner plus de complexité, d’étrangeté et d’authenticité à leurs créations romanesques, ou même pour le plaisir de jouer avec les mots et les sons. Le plus souvent, ces langages restent à l’état d’ébauche comme clin d’œil humoristique ou gadget pour installer une ambiance exotique en toile de fond. En revanche, certaines langues ont été conçues avec soin et méthode par des personnes versées en linguistique, qui les ont dotées, de manière rudimentaire ou beaucoup plus poussée, de règles de grammaire et d’un véritable lexique.
L’un des plus célèbres romanciers-créateurs de langue demeure John Ronald Reuel TOLKIEN, auteur de Bilbo le Hobbit, Le Seigneur des anneaux et Le Silmarillion. Dans un univers complexe, élaboré autour d’une fictive Terre du milieu, l’écrivain a intégré différentes langues dotées d’un système d’écriture spécifique qu’il a lui-même imaginé. Abondamment utilisées dans ses livres, les langues Sindarin et Quenya, que l’auteur a particulièrement soignées, contribuent à la réputation et la célébrité de ses ouvrages. TOLKIEN, qui était un philologue accompli et avait étudié des dialectes nordiques et germaniques anciens comme le norrois et le gotique, avait par ailleurs de solides notions de finnois, gallois, latin, hébreu et grec. Il se servira de ce riche matériau linguistique pour construire de nouveaux idiomes, et plus particulièrement les principales langues elfiques. C’est ainsi que le Sindarin et le Quenya donneront naissance à des dictionnaires, et même à des méthodes d’apprentissage.
La création de langues ne va pas se cantonner à la fantasy, elle va également inspirer de nombreux auteurs d’uchronies et de romans de science-fiction. La liste en est longue – Baronh, Nadsat, Babel 17, Novlangue, Atevi, Ruanja, Laàdan, Mechanese, Chakobsa, etc., sans oublier les langues qui n’ont pas de nom.
Emboîtant le pas à la littérature, le cinéma et la télévision vont également favoriser l’élaboration de langues fictives mais, rompant avec les bricolages autodidactes, producteurs et réalisateurs vont faire appel à de véritables professionnels en linguistique. Dès lors, ces derniers conféreront une indéniable épaisseur à des créations qui, à terme, vont acquérir le statut de nouvelles langues reconnues comme telles. C’est dans ces conditions qu’un nouveau métier verra le jour : celui de conlanger – en français, “créateur de langues” -, terme qui servira à désigner dans leur ensemble les linguistes œuvrant pour la fiction.
En 1967, la série Star Trek intègre une nouvelle espèce extra-terrestre, celle desKlingons, qui vont être très présents dans les épisodes suivants et finiront par devenir un élément indissociable de la franchise. À l’occasion du premier long métrage de la série, l’acteur James DOOHAN et le producteur Jon POVILL improvisent un lexique d’une douzaine de mots pour servir de base à la langue klingon. Lorsque, quelques années plus tard, le troisième opus est tourné, Léonard “Spock” NIMOY et son producteur veulent que les fameux Klingons, de nouveau protagonistes de l’histoire, utilisent un langage structuré et crédible ; ils font alors appel à Mark OKRAND (ci-dessous).
La mission de OKRAND
Spécialiste des langues amérindiennes, ce linguiste, diplômé de l’université de Berkeley, travaille pour le National Captioning Institute, qui propose des services de traduction, doublage, sous-titrage et vidéo descriptions. Il est sollicité par le producteur de Star Trek II : La colère de Khan, pour créer quelques dialogues en vulcain, langue maternelle de SPOCK, le personnage emblématique. Fort de cette expérience, c’est à lui que l’on confie une mission des plus stimulantes : créer un idiome de A à Z, avec le seul impératif de recycler les quelques éléments déjà utilisés.
OKRAND se lance avec enthousiasme dans l’entreprise et met en place une langue agglutinante de type accusative. Celle-ci, qui comporte 21 consonnes et cinq voyelles, se voit dotée de trois genres grammaticaux tout en étant dépourvue de déterminants et d’un équivalent du verbe être. La structure d’une phrase, qui suit l’ordre objet-verbe-sujet, s’organise à partir d’une série de suffixes et de préfixes. Au terme de son travail, notre linguiste a parfaitement rempli sa mission et jeté les bases d’une langue “cohérente“. Quelques exemples de phrases : Heghlu’meH QaQ jajvam (C’est un beau jour pour mourir), nuqneH (Que veux-tu ? Également utilisé comme salutation), Quvar ‘oH pongwIj’e’ (Je m’appelle Quvar).
En 1985, moins d’un an après la sortie du film A la recherche de Spock, un dictionnaire peut être publié (ci-dessous). L’ouvrage recense en détail les données grammaticales du klingon et plus de 1 800 mots.
Les très nombreux fans de la série attendaient ce livre avec impatience, intérêt qui, en 1992, justifiera la publication d’une nouvelle édition de l’ouvrage. Près de 250 000 exemplaires seront vendus dans le monde et Internet amplifiera le phénomène. Des aficionados de Star Trek vont entreprendre d’apprendre le klingon pour communiquer entre initiés, en particulier lors de leurs congrès et de leurs conventions. Des œuvres classiques, comme le Magicien d’Oz et l’Épopée de Gilgamesh, seront même traduites dans une langue qui se complexifiera avec le temps. En 1992, avec l’accord des studios CBS détenteurs des droits sur le dictionnaire officiel, le Klingon Language Institute (KLI) est fondé en Pennsylvanie par le psycholinguiste Lawrence M. SCHOEN. Même si, au quotidien, le klingon n’est vraiment maîtrisé et pratiqué que par 2 500 personnes environ – très loin derrière l’espéranto -, il demeure la langue issue d’une fiction la plus populaire et la plus connue dans le monde, au point d’être devenu un élément de la culture “geek” et de la Pop Culture. De son côté, la saga Star Wars n’a pas engendré pour l’instant la création d’une langue réellement structurée, même si son univers foisonne de races et d’ethnies usant de différents dialectes, dont les plus emblématiques sont le Basic, le Mando’a et le Huttese ; tous dotés d’alphabets spécifiques. Quant à OKRAND, il a pu exercer de nouveau ses talents en 2001, à une échelle plus modeste, en créant, pour le dessin animé Atlantide, l’Empire perdu, le langage et l’alphabet des Atlantes.
La langue na’vi
Alors qu’il prépare un nouveau long métrage, Avatar, particulièrement novateur en matière d‘effets spéciaux, le réalisateur James CAMERON, d’un naturel perfectionniste, exige que la langue du peuple na’vi ne soit pas un assemblage hétéroclite qui pasticherait des langues déjà existantes. Après avoir lui-même inventé une trentaine de mots, il souhaite obtenir un langage plus abouti. Après des investigations, il contacte Paul FROMMER, professeur de communication à l’université de Californie du Sud. Le cinéaste impose trois contraintes au linguiste : que le na’vi soit totalement étranger au spectateur mais “agréable à entendre et attrayant pour le public”, qu’il puisse être appris, et enfin qu’on le prononce très aisément, ne fût-ce que pour que les acteurs puissent le parler de manière quasi naturelle.
Après s’être entendu avec CAMERON sur une phonologie privilégiant les consonnes éjectives, FROMMER (ci-dessous) invente une grammaire assez simple, une syntaxe, et un lexique d’environ un millier de mots spécialement adapté aux dialogues d’un film qui sort en décembre 2009. Très présent tout au long du tournage, le linguiste aidera les acteurs à maîtriser la prononciation duna’vi.
Enthousiasmé par sa création, FROMMER, qui espère que le na’vi “aura sa propre vie” grâce à de futurs adeptes, entend poursuivre l’expérience. Une première occasion lui est donnée par le jeu vidéo développé en parallèle du film. Sur le Net, il fédère autour de son blog une communauté de fans qui, à son image, aspirent à étoffer un lexique aujourd’hui estimé à 2 300 mots. Plusieurs dictionnaires bilingues existent sur la toile et des méthodes d’apprentissage sont désormais disponibles.
PETERSON, un conlanger fécond
Quelques années après Avatar, c’est une série télévisée à grand spectacle qui va permettre à un nouveau conlanger d’exprimer son talent en forgeant des langues imaginaires. Après avoir acheté en 2007 les droits du roman A Song of Ice and Fire (Le Trône de fer, titre de l’édition française), la chaîne américaine HBO lance le projet d’une adaptation avec des moyens importants, offrant ainsi l’occasion aux producteurs de développer l’univers décrit par George R. R. MARTIN dans ses livres. Parmi les différentes ethnies présentes dans le récit, le choix de la chaîne se porte sur les Dothrakis, un peuple nomade et guerrier. Dans son ouvrage, l’écrivain a inséré quelques phrases et un rudiment de vocabulaire, sans pousser plus loin, sa priorité étant ailleurs. À partir de ces quelques éléments, il va donc falloir créer la langue Dothraki quasiment de A à Z.
À l’issue d’un concours permettant de départager une trentaine de candidats, c’est un jeune linguiste qui est sélectionné : David J. PETERSON (ci-dessous). Fasciné depuis longtemps par l’espéranto et les langues construites – il a fondé en 2007 la Language Creation Society-, notre polyglotte privilégie des sonorités de l’arabe et de l’espagnol tout en s’inspirant, entre autres, du turc, du russe, de l’estonien, du swahili et de l’inuktitut.
En septembre 2011, soit quelques mois après la diffusion de la première saison, le lexique est déjà riche de 3 613 mots, dont seulement 1 700 seront utilisés lors du tournage. Le chantier n’est d’ailleurs pas clos et les fans ont pris le relais, deux d’entre eux inventant même un alphabet spécifique. Pour répondre à une forte demande, un dictionnaire et un guide de conversation (ci-dessous) seront publiés fin 2014, rendant désormais possible l’apprentissage de la langue.
PETERSON, loin de se limiter au dothraki, est de nouveau sollicité pour l’autre langue emblématique de la saga ; le valyrien. MARTIN ne s’était guère attardé sur ce langage, dont il n’avait livré que quelques mots, comme “Valar morghulis” (“tous les hommes doivent mourir”), formule devenue la devise emblématique de la série. À partir de ce maigre matériau, il réussit à forger une langue à déclinaisons et un système grammatical complexe. Le lexique qui, en 2013, comprenait déjà 667 mots, n’a cessé de s’étoffer. Récemment, la série dérivée The House of the Dragon permettra de relancer la création de vocabulaire et un guide de conversation sera édité en juillet 2024. Consécration suprême, le dothraki et le valyrien font désormais l’objet d’un cursus à l’université de Berkeley.
Devenu célèbre grâce au succès planétaire de Game of Thrones, PETERSON devient le plus célèbre des conlangers. C’est ainsi qu’il apporte sa contribution – parfois en duo avec sa “collègue” Jessie SAMS, depuis devenue sa femme – à un grand nombre de séries et de films tels que Les 100, Penny Dreadful, Défiance, Shadow and Bone, The Witcher, ou encore Thor : The Dark World et Élémentaire. Mais c’est avec l’adaptation de Dune, le célèbre space opéra, qu’il va affronter un défi de premier ordre dans lequel lui et son épouse vont pouvoir donner toute la mesure de leur talent. Dans cette foisonnante saga, Frank HERBERT avait introduit plusieurs langues, en particulier le chakobsa – terme qui désigne à l’origine une langue géorgienne -, parlé sur la planète Arakis. L’écrivain avait fait des emprunts à plusieurs idiomes, tels que l’arabe, le croate et le romani. S’appuyant sur ce “pot-pourri” linguistique, les PETERSON (ci-dessous en interview) créent une grammaire complète, tout en construisant le vocabulaire en parallèle, de sorte qu’à ce jour ce sont près de 700 mots qui ont été créés. Pour répondre aux impératifs du tournage et garantir la cohérence de leur création, le couple envoie aux acteurs, au fur et à mesure, des enregistrements, des dialogues à la vitesse normale, à la vitesse lente, puis découpés syllabe par syllabe.
La langue, comme la saga cinématographique, n’est pas achevée et il n’est pas encore possible de tenir une conversation un peu poussée à la manière des Fremen dans Dune. Mais le chantier qui suit son cours se montre très prometteur, d’autant que d’autres langues présentes dans les romans, comme le galach et le sardaukar, pourraient à leur tour être développées.
Pour conclure, évoquons rapidement une autre belle création linguistique réalisée à l’occasion du film The Arrival (Premier Contact en version française). Adapté d’un roman, le film est centré sur la quête d’une linguiste pour déchiffrer le langage de visiteurs venus de l’espace, lesquels, du fait de leur aspect physique, sont baptisés les Hépatodes. Sous l’impulsion du scénariste Éric HEISSERER, un véritable travail collaboratif a abouti à la mise au point d’une langue qui se veut unique, autant au niveau des sonorités que du système d’écriture utilisé. Le résultat est étonnant, avec une écriture circulaire imaginée en hommage aux Anneaux du Pouvoir de TOLKIEN, le père spirituel des conlangers. Des cercles sont tracés dans l’air par les créatures extraterrestres à l’aide d’un fluide ressemblant à de l’encre volatile. Même s’il n’a pas engendré une langue complète, le film a, par son approche originale, ouvert de nouveaux horizons pour la création de langues et la fiction.
Pour aller plus loin sur le sujet, nous vous orientons vers la vidéo ci-dessous :