Le Petit Larousse vu par le plasticien Gilles BARBIER
Gilles BARBIER, un artiste atypique et déroutant
Les superbes illustrations du Nouveau Larousse illustré et du Petit Larousse illustré, ornés en couverture de la célèbre Semeuse d’Eugène GRASSET, confèrent à ces dictionnaires encyclopédiques une valeur esthétique indéniable. Ces ouvrages, loin de n’être que de “beaux objets” agréables à l’œil, procurent à qui les compulse un réel plaisir de lecture. Dans ce billet, nous allons vous raconter comment, plus d’un siècle après leur parution, les pages du Petit Larousse ont pu devenir à la fois source d’inspiration et matériau artistique pour un plasticien du nom de Gilles BARBIER.
Depuis 1992, ce dernier a entrepris un travail titanesque : recopier, en respectant l’ordre alphabétique et les illustrations comprises, l’intégralité d’un Petit Larousse, édition de 1966. Le format de ses œuvres est considérablement agrandi par rapport à celui des pages du modèle. En effet, les inscriptions recouvrent de grandes feuilles carrées de 2,2 m de côté qui, une fois achevées, sont marouflées sur des supports en toile (ci-dessous deux exemples rassemblant les pages allant de Bulge à Cascader, et de Chauffe-bain à Cinémitrailleuse).
Né en 1965 à Port-Vila, dans un territoire qui s’appelait encore les Nouvelles-Hébrides, BARBIER arrive en France en 1985 pour suivre les cours de l’école des Beaux-Arts de Marseille-Luminy. Depuis lors, touchant à tous les matériaux, il revendique une œuvre foisonnante et protéiforme, influencée par la science-fiction et la bande dessinée, qui fait de lui un artiste particulièrement inclassable. Ses spectaculaires, déroutantes, fantasmagoriques installations et autres “machines de production”, dont des clones en cire de l’artiste lui-même, sont exposées jusqu’en septembre 2021 au musée Soulages de Rodez. Pour faire connaissance avec le personnage, son univers et ses mondes parallèles, nous vous proposons de visionner la petite présentation vidéo de l’exposition Écho Système qui, après s’être tenue à la Friche Belle de Mai entre août 2015 et janvier 2016, s’est déplacée pour plusieurs mois au Musée national d’art moderne et contemporain de Séoul.
Si aujourd’hui BARBIER a derrière lui une carrière très prolifique, riche d’événements et de manifestations en France et à l’étranger, il a commencé sa carrière d’artiste en baignant dans une atmosphère marquée par un certain pessimisme. Comme de nombreux jeunes plasticiens, il était alors imprégné par l’idée que, tout ayant déjà été expérimenté, il n’y avait plus vraiment de perspective d’avenir et de renouvellement dans le domaine de l’art ; et que, selon ses propres mots, “tout le monde déprimait”. C’est dans ce contexte morose que, recherchant une forme d’ascèse intellectuelle et d’hygiène mentale, il décide de consacrer un jour de la semaine, le dimanche, à une tâche sans intérêt ne nécessitant aucune espèce d’invention, les autres jours restant dédiés aux activités artistiques proprement dites. Passionné par l’écriture et le langage, notre homme se tourne alors naturellement vers une tâche ayant le livre pour objet. C’est ainsi, à l’instar du Pierre MÉNARD inventé par Jorge Luis BORGES, que BARBIER va occuper sa volontaire “perte de temps” à recopier le plus fidèlement possible les pages du plus gros ouvrage de sa bibliothèque : le Petit Larousse. Pour ce faire, il choisit du papier, de l’encre et de la gouache, ne recourant à aucun autre procédé que l’écriture et le dessin à main levée.
Des Larousse transformés en œuvres d’art
Contre toute attente, BARBIER se prend au jeu… Pointilleux, il corrige même les erreurs et les coquilles qu’il a pu commettre, dans des erratas qui sont ensuite présentés à côté de la page en question (ci-dessous). D’un simple jeu exutoire, l’exercice va peu à peu se muer en une démarche artistique et conceptuelle. Progressivement, ses panneaux deviennent les éléments d’une œuvre à part entière, alors qu’en théorie ils devaient résulter d’un travail dépourvu de toute créativité, sans ambition esthétique ni interprétation philosophique. Certaines de ces créations ont fini par intégrer des collections privées ou publiques et se prêter aux interprétations les plus diverses permettant à chacun d’y voir un pastiche, un hommage au dadaïsme, un canular, un clin d’œil ironique au monde de l’art contemporain, voire une réflexion sur la transmission du savoir. Quant à l’artiste lui-même, ne comptez pas forcément sur lui pour donner une explication tranchée et définitive sur une de ses créations, comme il le déclare sans ambages “J’ai toujours cette angoisse lorsqu’on me demande, en tant qu’artiste, de justifier mon travail, de lui donner un sens, une direction. Il est inutile de me demander dans quelle direction je vais puisque je ne travaille pas pour aller quelque part”.
Si, depuis, BARBIER s’est investi dans bien d’autres réalisations et de multiples activités, il n’a jamais abandonné son chantier de copiste qui dure depuis près de trente années. Même s’il devient centenaire, l’artiste sait depuis l’origine qu’il n’aura aucune chance d’arriver au terme d’un livre qui compte près de 1800 pages. À ce jour, il n’en est encore qu’à la lettre P de la première partie consacrée aux noms communs. Après des centaines d’heures passées à écrire en style « pattes de mouche » et à reproduire des illustrations à la gouache, 24 grandes feuilles sont actuellement achevées. Certaines ont fait partie d’expositions, comme à Nîmes en 2006, mais il aura fallu attendre le 22 mai 2021 pour découvrir l’intégralité des panneaux réunis pour le grand public. Cette date marque le début de l’exposition Travailler le dimanche, qui se tient actuellement à Nantes dans la galerie HAB située à l’intérieur du Hangar à bananes, jusqu’au 26 septembre prochain. À travers un parcours en zigzag, au milieu duquel trônent d’autres réalisations de l’artiste dont la très réaliste Vieille femme aux tatouages (ci-dessous, une vue de l’exposition), le visiteur peut découvrir l’ensemble du Larousse revu par BARBIER, de la première page, A à Alpha, à la dernière en date, Panneau à Perdre.
Les fameuses pages roses
Le Petit Larousse, mis à l’honneur par ce nouvel événement, donne l’occasion d’un nouveau clin d’œil de la part de Barbier. En effet, dans une salle peinte en rose, il réunit des bêtes naturalisées, dont un ragondin et un bison empruntés à un musée nantais. Ces animaux, dotés de haut-parleurs, diffusent certaines des fameuses locutions latines et grecques empruntées aux fameuses “pages roses” du dictionnaire. Marie DUPAS, commissaire de l’exposition, commente cette partie du parcours en ces termes : “Dans le dictionnaire, comprises entre les noms communs et les noms propres, les pages roses rassemblent les locutions latines et grecques. Ici, dans une salle entièrement peinte de la même couleur, Gilles Barbier donne la parole à des animaux morts conservés, qui s’interrogent en latin sur leur existence, dans un dialogue absurde constitué de formules convenues et fossilisées.”
Si jamais vos pas vous mènent à Nantes cet été, et si la perspective de contempler votre dictionnaire favori sous un autre angle vous intéresse, nous vous proposons de visionner ci-dessous la présentation, en langue des signes sous-titrée, de Travailler le dimanche, ainsi que cet article du Monde du 3 juin 2021, consacré à l’exposition.
Les copistes
BARBIER a récidivé, mais à une échelle infiniment moindre en recopiant le manuel du logiciel Photoshop, ce qui lui a quand même demandé trois de travail. Enfin, pour être complet, signalons que le 17 mai 1985, soit jour pour jour 100 ans après que FLAUBERT a achevé le manuscrit de l’Éducation sentimentale, l’artiste français Gérard COLLIN-THIÉBAUT en a réécrit le texte, dans une copie qui a fait l’objet d’une présentation à la BNF le 18 novembre suivant. En 1996 il a récidivé, en s’attaquant, uniquement armé d’un stylo-plume, à un véritable mastodonte de 16 847 pages : le Journal intime du Suisse Henri-Frédéric AMIEL ; projet qui, comme celui de BARBIER, est toujours en cours.
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