Le jazz et son argot, le « JIVE » codifié par CALLOWAY
Nous allons nous intéresser aujourd’hui à un lexique qui va nous donner l’occasion d’évoquer la véritable révolution musicale qu’a constitué l’apparition du jazz au début du XXe siècle.
Rappelons qu’à la fin de la guerre de Sécession, plus de 90 % de la population afro-américaine vivait dans les anciens États esclavagistes du Sud. Mais au début du XXe siècle, la situation évolue car un grand nombre de Noirs migrent vers les États du Nord et de l’Ouest pour fuir le racisme et y trouver du travail dans l’industrie et l’agriculture. Dans des grandes villes comme New York, Cleveland, Chicago, Detroit ou Philadelphie, se regroupent de très importantes communautés afro-américaines, qui importent de nouveaux styles musicaux. Si le jazz, qui connaît un véritable âge d’or dans l’entre-deux-guerres, est né à la Nouvelle-Orléans, c’est dans le quartier de Harlem à New York que ce style musical s’est affirmé définitivement.
Très en vogue, aussi bien chez la jeunesse “bohême” que dans la haute société, le jazz se joue dans des clubs réservés à une clientèle blanche plutôt aisée, alors même que les artistes sont très majoritairement noirs. Dans cette microsociété, composée de musiciens, de chanteurs, de saltimbanques, d’agents artistiques et d’entrepreneurs de spectacle, un nouvel argot spécifiquement jazzy se pratique sous le nom de jive.
Dans les années trente, la vogue du jazz connaît un renouveau avec l’avènement d’un nouveau style, dynamique et rythmé, basé sur les performances de grands orchestres : le swing. Rapidement popularisé par la radio et l’industrie du disque, ce courant musical a également pour effet de générer une mode vestimentaire extravagante et de donner prétexte à des danses endiablées. C’est Cab CALLOWAY, un de ses plus flamboyants représentants, vedette du fameux Cotton Club, qui va devenir l’auteur du premier lexique grand public du Jive, véritable “alliage” de l’argot des milieux interlopes new-yorkais et du dialecte autrefois utilisé par les esclaves dans les plantations du Sud.
Notre homme, surnommé le “Hi-De-Ho Man” (ci-dessous), avait accédé à la célébrité en 1931 avec son morceau Minnie the Moocher.
CALLOWAY se distingue par son sens de l’humour, son élégance et sa virtuosité dans le domaine du scat, une technique vocale consistant à remplacer les paroles, parfois de manière improvisée, par des sons et des onomatopées. Pour la petite histoire, c’est la chanson de CALLOWAY intitulée Zaz Zuh Zaz, pur exemple de scat, qui, en français, donnera le terme zazou.
Le succès grandissant du swing suscite une forte demande du public à pouvoir décoder l’argot qui émaille ces chansons. En 1938, pour répondre à cette attente, CALLOWAY publie un recueil intitulé Cab Calloway’s Cat-ologue (ci-dessous), dans lequel il a inséré un lexique jive, A Hepster’s Dictionary, reprenant près de 200 mots et expressions. Nous y découvrons que Cat désigne un musicien ou un chanteur de swing, et Hepster une personne “dans le vent”, “à la page” ou “branchée” (pour utiliser des expressions qui datent désormais du siècle dernier !). Ce terme, à l’étymologie incertaine, donnera par la suite le mot Hipster.
Un lexique jazzy
Premier dictionnaire à être signé par un Afro-Américain, ce petit livre permet alors au public de décrypter le “parler jazz” de Harlem, quartier qui est désigné dans l’ouvrage sous le nom codé de “Land o’darkness“.
Outre les termes Boogie-Woogie, Groovy, Too much, Riff ou Beat (rythme), désormais passés dans le langage courant, nous y découvrons tout un vocabulaire très imagé, dont voici quelques exemples :
Pops, Gate, Jake : termes utilisés pour saluer un homme (équivalents de Salut Mec !).
Buddy ghee : compagnon.
Growl : notes vibrantes d’une trompette.
Gabriels : joueurs de trompette.
Armstrong : notes hautes d’une trompette.
Kopasetic, Hummer, Blip, Mess : parfait, excellent.
Off the Cobb, Icky, Square, Capped, Jeff : ringard, qui n’est pas “jive”.
Kicks : poches.
Cogs : lunettes de soleil.
Sky Piece : chapeau.
Jitterbug, Alligator : amateurs de swing.
Ofay : un Blanc.
Murder : quelque chose d’excellent, de parfait ou de terrifiant.
Gravy : bénéfices.
Licorice Stick or Gob Stick : clarinette.
Frolic Pad : théâtre, dancing, club, lieu de divertissement.
Le livre, qui rencontre un grand succès, est adopté par un public désireux de se singulariser et d’adopter le style swing en agrémentant son vocabulaire de termes de Jive. L’année suivante, il est réédité (ci-dessous à droite).
Simultanément à cette version révisée et augmentée paraît un autre fascicule intitulé Prof. Cab Calloway’s Swingformation Bureau (ci-dessus à gauche), qui propose une véritable familiarisation avec le swing et le Jive, questionnaires et quizz à l’appui (ci-dessous).
Six ans après la première édition, et même si le swing a fait place à d’autres styles musicaux comme le be-bop, le Hepsters Dictionary est de nouveau édité avec succès (ci-dessous).
Dans sa préface, CALLOWAY se félicite d’ailleurs que le “jive talk” soit “désormais une composante à part entière de la langue anglaise”, et ce, d’autant plus que les troupes américaines, déployées en Europe et dans le Pacifique, contribuent, souvent accompagnées d’orchestres, à populariser le swing, et donc le Jive.
L’année suivante, dans le film musical Sensations of 1945, CALLOWAY interprète une chanson composée à partir de son dictionnaire par Al SHERMAN et Harry TOBIAS (extrait ci-dessous).
Les autres lexiques de JIVE
Mais alors que sort la dernière mouture du petit livre de CALLOWAY, un autre ouvrage, beaucoup plus complet et fouillé, qui contient plus de 150 pages, est également disponible sur le marché depuis 1944 : le Handbook of Original Harlem Jive (ci-dessous) de Dan BURLEY, qui est à la fois journaliste et pianiste.
BURLEY, qui maîtrise particulièrement bien le Jive, se penche sur l’histoire et la dimension linguistique des mots. Reconstituant des dialogues rédigés entièrement dans ce “nouveau dialecte américain”, il va jusqu’à parodier des poètes célèbres, et même des monologues de SHAKESPEARE. Traduit en plusieurs langues, cet ouvrage s’écoulera finalement à près de 100 000 exemplaires.
En 1945, un dénommé Lou SHEILLY publie un petit guide d’une cinquantaine de pages, le Hepcat Jive Talk Dictionary.
Dans le lexique de SHEILLY on remarque une rubrique “G.I. Jive”, dans laquelle on découvre que le Jive et l’argot militaire ont fusionné pour donner de nouvelles expressions. Cet ouvrage ne se veut pas exclusivement centré sur le jazz et les photos de Billie HOLIDAY, Duke ELLINGTON, Count BASIE et Louis ARMSTRONG y voisinent avec celles de Frank SINATRA, Tony PASTOR et des Andrews Sisters.
Après la guerre, l’argot du jazz subsistera et évoluera, pour devenir un élément patrimonial de la culture musicale afro-américaine, et marquer de son empreinte le mouvement beatnik, le rock’n’roll et, plus tard, le hip-hop.