Les livres sibyllins, des ouvrages mythiques
Les historiens estiment qu’aujourd’hui ce sont près de 99% de la production littéraire de l’Antiquité gréco-romaine qui ont irrémédiablement disparu. Ce désastre s’est surtout produit lors de l’Antiquité tardive, c’est-à-dire la période courant de la seconde moitié du IIIe siècle au tournant du VIe siècle ; une époque marquée par de multiples guerres civiles et de grandes invasions. Ces troubles, causes des pillages et des destructions, marqueront un fort recul de la production des arts, des lettres et du mécénat. À cette époque, les codex et les rouleaux, fragiles par nature, étaient en nombre limité, et la seule destruction d’un exemplaire pouvait entraîner la disparition définitive d’une œuvre dont l’existence antérieure ne restait connue que par des citations ou des références dans d’autres écrits.
Ce constat quelque peu catastrophiste vaut avant tout pour l’Occident, le monde byzantin ayant longtemps servi de conservatoire de la culture antique classique. Les causes de disparition des manuscrits sont multiples, de la stagnation économique au changement de support, le parchemin supplantant le papyrus ; mais aussi de la mue du latin, qui s’éloignera considérablement de la langue classique, à la censure chrétienne sur certains manuscrits païens détruits ou fortement réécrits. Il en résulte que l’histoire de l’Antiquité est riche d’ouvrages inconnus, dont certains ont acquis une dimension mythique ; c’est le cas de ceux sur lesquels nous allons nous attarder aujourd’hui. Nous voulons parler des fameux livres dits “sibyllins”, qui joueront un rôle éminent dans la longue histoire de Rome.
Tout commence par une légende reprise avec des variantes dans différentes sources antiques. Un jour, une vieille femme, affublée de différents noms selon les écrits mais dont celui qui revient le plus souvent est Almathée, se présente devant le roi TARQUIN. La tradition identifie cette visiteuse comme une sibylle, terme qui désigne alors une prêtresse d’APOLLON douée de dons divinatoires et prophétiques ; la plus connue étant la Pythie de Delphes. Venue de la ville de Cumes fondée quelques siècles auparavant par les Grecs, la prophétesse, qui a acquis la vie éternelle et a servi de guide à ÉNÉE aux Enfers, propose au souverain de lui vendre neuf livres, sans doute des rouleaux, contenant des textes oraculaires rédigés en hexamètres grecs, “dans lesquels étaient écrits les destins et les remèdes de Rome”. La femme en exige un prix exorbitant et le roi, interloqué par le culot de son interlocutrice, refuse son offre tout net. Sans se départir de son calme, elle brûle alors trois livres sous les yeux étonnés de TARQUIN (scène représentée ci-dessous dans une gravure du XVesiècle), puis s’en va. Le jour suivant, elle réitère sa proposition pour les six restants, toujours pour la même somme. Nouveau refus, nouvelle destruction de trois autres livres. Impressionné par l’aplomb de cette femme et finalement inquiet des possibles conséquences désastreuses pour l’avenir de sa ville, TARQUIN consulte les augures, qui confirment l’importance des livres et déplorent la perte irrémédiable déjà subie. À sa troisième et dernière proposition, la sibylle finira par percevoir la somme qu’elle demandait depuis le départ.
Les coûteux ouvrages sont ensuite confiés au temple de Jupiter, sur la colline du Capitole, où ils demeurent sous la garde de deux sénateurs désignés comme prêtres spécialisés, les Duumviri sacrorum. En -367, un collège de dix membres, recrutés pour moitié chez les Patriciens, pour moitié chez les Plébéiens, est créé spécialement : les Decemviri. Au premier siècle avant J.C., leur nombre est porté à quinze pour former le collège des Quindecemviri sacris faciundis. Les membres choisis sont le plus souvent d’anciens magistrats expérimentés, comme d’anciens consuls ou préteurs, qui occupent cette fonction à vie.
Des outils de divination
À quoi peuvent servir ces livres dits sibyllins, vénérés au point d’être dotés d’un clergé spécifique ? À l’image des augures et des haruspices qui officient dans la cité, les “prêtres-fonctionnaires” de Jupiter ont pour mission d’exercer une divination officielle au service de Rome. Vouloir connaître la volonté des dieux, anticiper les catastrophes et autres châtiments divins, mais surtout trouver le moyen d’y répondre de manière adéquate, sont alors des préoccupations centrales dans la religion romaine qui, elle-même, a beaucoup emprunté aux Étrusques. Si les pratiques religieuses sont en grande partie privées, elles comportent également un volet public pris en charge par l’administration et l’État au sens large. Les livres sibyllins – que l’on appelle aussi “Libri fatales”,soit “les livres des destins” – doivent aider les Romains à interpréter la volonté divine sur des questions importantes pour l’avenir de la cité, ou à résoudre des situations de crise.
La consultation de ces textes intervient lors de la survenance d’un présage, lequel peut revêtir la forme d’un événement exceptionnel comme un désastre militaire, un prodige ou un phénomène naturel d’ampleur inhabituelle. Cette procédure de consultation, mal connue, a pu être partiellement reconstituée grâce à quelques descriptions éparses. Nous savons qu’à la suite de l’accord du Sénat, les gardiens des livres, au besoin assistés d’interprètes maîtrisant le grec, peuvent consulter les textes à huis clos. Pour autant, la méthodologie utilisée reste obscure. Font-ils appel au hasard, à un tirage au sort ou à une forme de transe pour sélectionner les lignes adéquates ? CICÉRON évoque une technique basée sur les acrostiches selon laquelle les prêtres prendraient les premières lettres de différents vers pour composer le nom du prodige ou du sujet qui a déclenché le recours au livre. Les vers ainsi retenus serviraient ensuite à recomposer un texte sous la forme d’un édit transmis au Sénat. Il est lu devant l’Assemblée, qui débat ensuite de l’opportunité ou non de faire appliquer les recommandations formulées de manière plus ou moins claire.
En interrogeant les livres sibyllins, les Romains ne cherchent donc pas à prévoir l’avenir ou à décrypter une quelconque prophétie, mais à connaître les “remedia”, c’est-à-dire les indications à suivre pour répondre de la manière adéquate à une question ou une situation donnée, afin d’écarter la colère divine et ses funestes conséquences. Les préconisations peuvent, selon les cas, être des cérémonies de prières publiques ou de purification, des expiations, la construction d’un temple ou des rituels de sacrifice. C’est ainsi qu’en -348, lorsqu’une épidémie frappe la ville, l’oracle préconise l’organisation de lectisternes, des banquets offerts aux dieux. En -295, après un orage très violent au cours duquel plusieurs personnes meurent foudroyées, l’édit recommande l’édification d’un temple dédié à Vénus à proximité du Circus Maximus. En -217, dans le contexte de la terrible défaite de Cannes face à HANNIBAL, c’est un sacrifice humain qui est exigé ; un couple de Gaulois et un couple de Grecs seront enterrés vivants. En -193, à la suite d’un tremblement de terre, l’oracle demande trois jours de supplications publiques. C’est également par le truchement de ces ouvrages que de nouveaux cultes sont introduits, à l’image de ceux d’Esculape en -293 et de Cybèle en -204, tandis que des fêtes et des cérémonies – comme les jeux floraux créés vers -240 – deviennent des événements institutionnels.
Les livres partent en fumée
En l’an -83, un incendie ravage le temple de Jupiter et les précieux recueils sont totalement détruits. Les Romains trouvent le moyen de surmonter ce coup du sort en décidant, puisque la cité ne peut vivre sans ces livres oraculaires, de les reconstituer. Cette réaction montre bien que ces livres étaient essentiellement considérés non comme des recueils codés de prophéties, mais comme de véritables outils sacerdotaux ; l’important étant que les textes soient attribués à des sibylles. Une commission est diligentée par le Sénat pour collecter, dans la péninsule italienne et les terres grecques, tout ce qui peut être identifié comme des oracles sibyllins. Des “enquêteurs” sont ainsi envoyés dans le sud de l’Italie, en Sicile, à Samos, en Troade, en Afrique du Nord, à Erythrae et dans différents lieux où des Sibylles sont supposées avoir exercé leur ministère. À l’issue de ces recherches, environ un millier de vers sont collectés, y compris chez des particuliers. Ils sont examinés et sélectionnés par les Quindecemviri, qui soumettent ensuite les textes retenus à l’approbation du Sénat.
Dès lors, les consultations reprennent. Par exemple, en -55, lorsqu’on interroge les prêtres pour savoir s’il faut envoyer des troupes pour secourir PTOLÉMÉE XII, la réponse est la suivante : “Si le roi d’Égypte vient vous demander de l’aide, ne lui refusez pas votre amitié, mais ne lui accordez pas d’armée, sinon vous aurez du travail et du danger.” Si l’oracle est censé traduire la volonté des dieux, la question de sa neutralité reste posée. Il est en effet légitime de se demander si les sentences ne sont pas parfois orientées ou même forgées dans un but politique inavoué, ou si elles ne sont pas formulées de manière suffisamment vague pour s’adapter au dénouement. En leur temps, des oracles de la Pythie de Delphes avaient déjà été accusés d’être systématiquement favorables à l’ambitieux roi de Macédoine. De même en -44, quand un oracle sibyllin proclame que “les Parthes ne pouvaient être vaincus que par un roi”, beaucoup de sénateurs y voient une manœuvre pour que CÉSAR, qui doit bientôt partir en campagne contre ce peuple, soit proclamé souverain de Rome. Cet épisode renforcera alors les convictions des conjurés, qui assassineront le glorieux général quelques jours plus tard.
L’empereur AUGUSTE transfère les livres dans le nouveau temple d’Apollon qu’il fait ériger sur le Palatin. L’ouvrage continue à être consulté, les siècles suivants, souvent à la demande expresse de l’Empereur lui-même, comme en 64 après l’incendie de Rome ou en 271 après une sévère déroute face aux Alamans. La dernière consultation sera demandée en 363 par JULIEN, Empereur anciennement chrétien qui voulait rétablir le polythéisme et les coutumes religieuses de l’ancienne Rome. Mais, en 390, THÉODOSE qui, dix ans auparavant, a imposé le christianisme comme religion d’État, fait dissoudre les Quindecemviri. Les livres seront finalement jetés dans un feu vers 406, sans doute sur ordre du général STILICON, qui y voit une source potentielle de contestation du pouvoir et de l’Église.
Les oracles sibyllins
À côté des livres sibyllins officiels, un autre ouvrage, intitulé Oracles sibyllins, a circulé dans le monde gréco-romain mais aussi hébraïque. Constitué de quatorze livres, ce recueil hétéroclite de présages et de prophéties sera utilisé par certains pères de l’Église, qui y décèleront l’annonce de l’avènement du christianisme et du futur royaume de Dieu. Par un retournement assez curieux, alors que les ouvrages sibyllins ont été détruits comme reliques du paganisme, les Sibylles vont être désormais considérées comme ayant prophétisé la venue du Christ ; ce qui explique pourquoi nous retrouvons les Sibylles dans des écrits médiévaux, ou encore représentées dans des églises comme dans la fameuse chapelle Sixtine.
Mis à part des références et des citations, il n’est rien resté des livres sibyllins, dont nous ne connaissons finalement que le résultat des consultations sous forme d’édits. Ils restent aujourd’hui enrobés de mystère et constituent une énigme fascinante, mais sans aucun doute insoluble, que nous a léguée l’Antiquité.
Sur le sujet des ouvrages divinatoires antiques, nous vous renvoyons vers deux billets : Les livres disparus de l’Etrusca disciplina et Une encyclopédie divinatoire du rêve : l’Onirocritique d’Artémidore de Daldis.
La vidéo ci-dessous, qui reprend une émission de France Culture de 1978, revient sur la figure mystérieuse de la Sibylle de Cumes et de ses “consœurs”.