Ambroise CALFA, un lexicographe atypique
L’histoire de la lexicographie et de l’encyclopédisme comporte son lot de personnalités originales hautes en couleur, mais aucune d’entre elles, même parmi les plus mégalomanes et vaniteuses, n’a jamais eu l’aplomb de revendiquer une couronne royale ou princière. Le cas s’est pourtant déjà présenté au XIXe siècle, en la personne d’un linguiste d’origine arménienne, Ambrosios KALFAYAN, plus connu sous le nom francisé d’Ambroise CALFA.
Né en mars 1831, ce dernier (ci-dessous photographié en 1898) est issu d’une famille de commerçants prospères installée à Constantinople. Comme nombre d’élites ottomanes de l’époque, il apprend le français, langue qu’il finira par maîtriser à la perfection. Un bon niveau scolaire lui permet d’être admis à l’école du monastère de San Lazaro Degli Armeni, situé dans la lagune de Venise, un haut lieu culturel doté de sa propre imprimerie. Sa formation achevée, il décide d’y rester comme moine mékhitariste. Au fil des années, il se forge une solide érudition et confirme ses grandes dispositions pour l’histoire, la linguistique et la philologie. Il rédige des manuels en arménien, tels L’Histoire des peuples anciens et L’Histoire du Moyen Âge. Alors qu’éclate la guerre de Crimée – conflit dans lequel la France et l’Empire ottoman vont se retrouver alliés -, il publie également un Guide de la conversation à l’usage de l’armée expéditionnaire et des voyageurs français en Orient.
En 1855, il est envoyé à Paris pour enseigner au Collège arménien de la capitale française. Mais, sur place, les choses se gâtent rapidement, notre savant étant confronté à de grandes divergences d’ordre pédagogique avec sa hiérarchie. Expulsé pour insubordination, il quitte l’ordre et l’état ecclésiastique, accompagné de deux dissidents – dont Gabriel AÏVAZOVSKI -, pour fonder à Grenelle une école concurrente : le Collège national arménien. L’année suivante, il participe à la création d’une revue bilingue (Masyats Aghavni / La Colombe de Massis) et devient par la suite membre de plusieurs sociétés savantes, dont la Société asiatique et la Société orientale de France.
Actif et très entreprenant, CALFA réalise un projet qui lui tient particulièrement à cœur : un grand dictionnaire bilingue associant sa langue maternelle à celle de son pays d’adoption. Selon ses dires, la rédaction de l’ouvrage nécessite un fort investissement de sa part : “La tâche que nous nous imposions était, en effet, plus pénible et plus difficile encore que nous le supposions et qu’on pouvait le croire. Ce ne pouvait être, en effet, comme il arrive généralement dans la composition d’un dictionnaire, le travail du lexicographe dernier venu et consistant uniquement dans des additions, des suppressions et des rectifications aux ouvrages du même genre de ses prédécesseurs ; dans la voie où nous entrions, les devanciers nous manquaient.”
Il traite avec une certaine condescendance le Dictionnaire français-arménien-turc du père Pascal AUCHER, édité à Venise en 1840, jugeant que ce livre “présentait encore des omissions et des fautes si graves qu’il a été reconnu insuffisant, depuis nombre d’années, par les savants”. Il ambitionne de réaliser un ouvrage de format portatif, moins coûteux et accessible au plus grand nombre ; pour y parvenir, il en condense le contenu tout en maintenant son exigence sur la qualité du résultat final : “Nous nous sommes efforcés de joindre l’abondance à la précision des termes; sacrifiant notre amour-propre d’auteur à la confection de cet ouvrage, nous avons cherché tous les moyens de concentrer la matière d’un volume grand in-8°, environ de 1600 pages, dans le plus petit espace possible, sans pour cela retrancher aucun mot essentiel, ni les acceptions variées et figurées, ni les arménismes et les gallicismes.” Le Dictionnaire arménien-français et français-arménien sera finalement publié par la maison Hachette à la fin de l’année 1861 (ci-dessous).
En août 1863, il épouse Marie Louise Joséphine LEGOUPIL. Ancienne maîtresse d’un riche baron, cette dernière a hérité d’une part importante de la fortune de son ancien amant. Propriétaire de plusieurs immeubles dans les quartiers huppés – Victor HUGO sera un temps un de ses locataires -, le couple vit dans une confortable aisance financière, entretenant une intense vie mondaine. Pendant plus d’une décennie, Ambroise CALFA semblera se détacher de l’écriture, se contentant de publier un Dictionnaire de poche français-turc et une nouvelle version de son dictionnaire bilingue. Quant à ses deux frères, ils continueront à entretenir des relations étroites avec leur pays d’origine. Associé au baron Seillière, son frère aîné Yusuf-Léon, homme d’affaires installé en France, fournira en équipements l’armée ottomane, pendant que son cadet, Khorène, sera nommé évêque de Constantinople en 1867, avant d’être consacré archevêque quelques années plus tard.
La filiation LUSIGNAN
C’est en 1878 que CALFA sort de sa retraite pour une déclaration qui va lui assurer dans notre pays une célébrité dépassant le cercle des linguistes, des orientalistes et des historiens. En effet, il proclame tout de go que sa famille descend de celle des LUSIGNAN, une puissante dynastie féodale originaire du Poitou, laquelle, au Moyen Âge, avait occupé les trônes de Jérusalem, de Chypre et d’Arménie. Nous pourrions penser que, de la part de notre linguiste, il s’agissait d’un coup publicitaire, d’une bouffée délirante ou d’une lubie extravagante. Il n’en est rien, car ces affirmations sont unanimement défendues mordicus par les trois frères, qui se posent en descendants de cette prestigieuse lignée.
Aux dires du trio, leur légitimité repose sur un courrier qui leur a été adressé par Louis Christian de LUSIGNAN. En effet, bien que la plupart des historiens aient établi que la branche royale et princière de cette famille s’était éteinte vers 1660, la lignée se trouve toujours revendiquée par cet obscur prétendant. Faisant remonter son arbre généalogique à un membre oublié de la famille qui avait fait souche dans l’Empire byzantin, cet homme avait fait carrière dans l’armée russe pour finir avec le grade de colonel. Il aurait réussi à faire reconnaître sa filiation royale par le tsar NICOLAS Ier, qui l’aurait autorisé à user du titre de “prince héritier de Chypre, de Jérusalem et d’Arménie“. Apparemment sans descendance et désireux de transmettre son titre, le colonel porte son choix sur des cousins arméniens, les CALFA, les encourageant à revendiquer haut et fort leur dignité et leur héritage. Ces derniers, flattés de se découvrir une ascendance royale, vont donner une large publicité à leur “titre de noblesse”. À cet effet, ils n’hésitent pas à jouer avec l’étymologie de leur nom, avançant qu’il serait en réalité une déformation de khalifa. Par ailleurs, ils soutiennent que NAR BEY – surnom patronymique adopté par leur père, Nar signifiant Feu et Bey étant un titre honorifique porté par des personnes de haut rang – se référerait au mot latin Lux, dans lequel ils croient déceler une référence au nom des Lusignan. L’irruption de ces nouveaux prétendants ne manque pas de soulever bien des interrogations. En effet, elle intervient dans le contexte d’une crise de l’Empire ottoman qui perd du terrain sur le continent européen. Minorité chrétienne importante à l’époque, mais dénués de réel poids politique, les Arméniens sont alors victimes de persécutions de la part des Turcs.
Une trentaine d’années avant la famille CALFA, un autre personnage avait, lui aussi, endossé le rôle de prétendant. En 1847, un certain Léon KORIKOSZ, faisant remonter son ascendance à LÉON VI LUSIGNAN, s’était proclamé prince d’Arménie à Erevan sous le nom de LÉON VII. Il passera le reste de sa vie en exil à se poser en légitime représentant de son peuple. Afin de compléter cet embrouillamini dynastique, il faut signaler l’existence d’autres candidats au trône, plus particulièrement MICHEL de LUSIGNAN, installé à Saint-Pétersbourg. Autre prétendant, Jacques ROUX de LUSIGNAN, lequel, arbre généalogique à l’appui, fera lui aussi valoir ses droits à un titre décidément très convoité. Ce dernier intentera même un procès devant la justice française qui, peu désireuse de se plonger dans cet imbroglio, se déclarera incompétente. Signalons que ces querelles dynastiques perdurent de nos jours, la légitimité royale de telle ou telle branche des Lusignan continuant à faire débat.
Prétentions monarchiques
Dans un premier temps, Ambroise reste au second plan par rapport à Khorène, qui effectuera des missions diplomatiques pour le compte du patriarcat arménien de Constantinople, et à Yusuf-Léon qui, en qualité d’aîné, est le chef officiel de leur “maison”. À la mort de ce dernier, c’est Ambroise qui hérite du titre. Il a déjà pris pour habitude de se faire appeler GUY de LUSIGNAN NAR BEY, par référence directe à celui qu’il considère comme son illustre ancêtre, premier représentant de cette famille à avoir été proclamé roi de Jérusalem, puis seigneur de Chypre à la fin du XIIe siècle. Sous l’impulsion d’Ambroise, la nature de ses revendications royales va radicalement changer de nature. Déjà, en 1881, avec son épouse, il avait imaginé de ressusciter un ancien ordre de chevalerie fondé par la reine SYBILLE sept cents ans plus tôt ; l’ordre de Mélusine, dont Victor HUGO sera adepte. Afin de rallier des grands noms à leur cause et s’assurer une forme de reconnaissance internationale, le couple adresse des courriers à divers chefs d’État, hauts dignitaires religieux et autres personnalités les nommant chevaliers de l’ordre. C’est ainsi que les présidents d’Haïti, du Libéria, du Vénézuéla, ainsi que les rois d’Espagne et du Portugal, seront récipiendaires de cette distinction.
Dix ans plus tard, Ambroise CALFA, désormais devenu GUY de LUSIGNAN, récidive en sortant de l’oubli l’ordre de Sainte-Catherine du mont Sinaï, dont il se proclame grand maître. Les statuts sont publiés, stipulant que ses membres doivent justifier d’un parcours remarquable dans les arts, les sciences ou les lettres, et faire vœu de protéger le monastère de Sainte-Catherine du mont Sinaï. Cette fois, l’initiative suscite l’intérêt de nombreux personnages qui, par vanité, snobisme ou caprice mondain, cherchent à se parer d’un titre, tout honorifique qu’il puisse être. Certains interprètent cette distribution de médailles et de titres comme un moyen d’intéresser des gens influents à la cause arménienne, mais d’autres y voient plutôt l’amorce d’un véritable commerce, d’où des accusations de forfaiture et d’escroquerie avancées par les adversaires du grand maître. A contrario, notre prétendant peut compter sur de nombreux soutiens, y compris à l’étranger.
S’il est accaparé par ses fonctions “royales”, pour autant Ambroise CALFA ne néglige pas son premier amour : la linguistique. Il reprend son dictionnaire bilingue, l’augmente considérablement et, comme dans un dictionnaire encyclopédique, insère de nombreuses gravures dans le texte. Les deux volumes du Nouveau Dictionnaire illustré français-arménien (ci-dessous) sont publiés à Paris en 1900. En son temps, il aura la réputation d’être un des plus complets pour la langue arménienne. Du fait que l’unique nom d’auteur indiqué sur la page de titre est Guy de LUSIGNAN, l’habitude sera prise de le désigner comme le “dictionnaire Lusignan“.
Personnage atypique et contesté, Ambroise CALFA-GUY de LUSIGNAN meurt à Neuilly en août 1906. S’il laisse derrière lui une œuvre linguistique dont la valeur a été universellement saluée, ce sont surtout ses ambitions dynastiques que la postérité va finalement retenir, laissant derrière lui le souvenir du “lexicographe qui voulut être roi”.