La chute brutale du royaume inca
Après leur sanglante conquête du Mexique, les conquistadors espagnols jettent leur dévolu sur le plus grand État de l’Amérique précolombienne : le royaume inca. Centré sur un territoire correspondant à celui des actuels Pérou et Équateur, cet immense Empire de dix millions de sujets, à son apogée, s’étendait des confins de la Colombie au Chili central, et du nord-ouest de l’Argentine à la moitié occidentale de la Bolivie. C’est à la tête d’une très modeste troupe que Francisco PIZARRO et Diego de ALMAGRO parviendront à s’en emparer à leur troisième tentative. Pour y parvenir, les Espagnols profiteront des aléas d’une guerre de succession pour capturer l’Empereur en novembre 1532, avant de prendre le contrôle de l’ancien Empire en quelques années seulement.
Héritière des cutures andines qui l’avaient précédée, comme celles de Chavin, Nazca et Chimu, la brillante civilisation inca, fondée en 1438, impressionnera d’emblée ses conquérants par ses réalisations ingénieuses, parfois gigantesques, en particulier dans les domaines de la voirie, de l’architecture, de l’irrigation et de l’agronomie. Mais la puissance de l’Empire inca reposait sur une centralisation extrême, qui ne sera pas étrangère à son effondrement soudain. En effet, le fonctionnement du royaume dépendait d’une administration et d’une organisation sociale et économique dont la rigidité finira, à la longue, par fragiliser l’Empire.
La technique très élaborée des quipus
À leur prise de pouvoir, les nouveaux maîtres du pays vont être surpris par l’absence totale d’un système d’écriture comparable à ceux imaginés par d’autres civilisations mésoaméricaines, comme celles des Olmèques et des Mayas. Leur surprise était d’autant plus grande que cet État de 2 millions de km2, centralisé à l’extrême, était parvenu à administrer avec efficacité le travail, la fiscalité, le stockage et la distribution de nourriture ; autant de domaines dont l’organisation nécessitait la transmission d’informations, d’instructions et la tenue d’archives. L’explication en est que, pour pallier l’absence d’écriture, les Incas avaient développé une technique particulièrement originale : celle des quipus (un exemple ci-dessous).
Les quipus étaient des objets composés de cordelettes – certains pouvaient en compter jusqu’à 3 000 – faites de coton, de laine d’alpaga ou de lama, plus rarement de cheveux. Sur ces cordelettes reliées à une “corde” principale, le scribe effectuait des séries de nœuds (ci-dessous) qui équivalaient à une forme d’écriture. La technique des quipus (en quechua kiphu signifie nœud) était d’une grande complexité, car tout y entrait en ligne de compte : la nature, la couleur et la manière de tresser les fils, les espaces entre les nœuds et les cordes, les types de nœuds – simples ou composés -, leur nombre, leur orientation et leur emplacement sur la cordelette ; laquelle pouvait en outre être scindée en rameaux. Les Incas n’ont pas été les inventeurs de ce procédé très commode, peu encombrant, peu fragile, modifiable et réutilisable à volonté. En effet, le plus vieil exemplaire connu de quipus, daté de 2500 ans avant notre ère, a été retrouvé sur le site de Caral, occupé par une des plus anciennes civilisations d’Amérique latine. D’autres populations dans le monde ont également eu recours à des outils mnémotechniques à base de cordelettes, comme en Amérique du Nord, en Polynésie, en Afrique et en Asie. Mais c’est la civilisation inca qui aura donné à cette « écriture » son plus haut niveau de technicité en l’utilisant massivement, ainsi que l’attestent les près de 800 exemplaires retrouvés dans l’ancien Empire.
La réalisation d’un quipu restait l’apanage d’une caste de spécialistes qui, comme pour celle des scribes en Égypte, étaient tenus de suivre une formation intensive pour posséder tous les arcanes de cette technique complexe ; ces érudits étaient appelés khipukamayuq ou quipucamayoc. Assimilés à des fonctionnaires, souvent issus de la noblesse, ces hommes suivaient un apprentissage exigeant au sein d’écoles dédiées au déchiffrage des quipus. Choisis aussi bien dans l’entourage de l’Empereur, parmi ses hauts fonctionnaires, au sein du clergé et de l’armée, que dans le moindre village, les membres de cette caste constituaient la véritable colonne vertébrale de l’administration de l’Empire. Une fois achevés, les quipus étaient acheminés par un réseau de coureurs à pied dédiés à la fonction – les chasquis -, qui portaient les messages d’un bout à l’autre du territoire en un temps record, défiant l’altitude et le relief de certaines contrées.
Ci-dessous, nous vous proposons une représentation de quipucamayoc, extraite du fameux El primer nueva corónica y buen gobierno de Felipe GUAMAN POMA de AYALA, datant de 1615.
Dans un premier temps, les conquérants détruisent tous les quipus qui leur tombent sous la main et pourchassent les Quipucamayoc comme agents de l’ancien Empire, leur reprochant de maîtriser un langage codé qui leur échappe. Mais, une fois la “pacification” réalisée, les autorités coloniales saisissent l’importance de ces étranges cordelettes, au point d’enrôler les Quipucamayoc pour servir d’auxiliaires dans les tâches de recensement et de fiscalité. Entre 1570 et 1581, la vice-royauté du Pérou va même jusqu’à encourager l’utilisation des quipus sous réserve que leur en soit transmise une version manuscrite. L’Église conseille à ses nouveaux fidèles de les utiliser pour lister leurs péchés avant la confession ou comme moyens mnémotechniques pour retenir les prières. Après avoir longtemps adopté une attitude ambivalente vis-à-vis de ce support, les autorités finissent par en apprécier l’utilisation pour des raisons comptables et techniques, tout en les condamnant dès que leur contenu se rapporte à l’histoire et à la religion. Dans les faits, la technique des quipus va perdurer pendant au moins un siècle et demi après la conquête, avant de décliner inexorablement pour céder la place au support écrit importé d’Europe.
Un système ingénieux
Système ingénieux, la technique des quipus a été utilisée dans de nombreux domaines, en particulier la comptabilité, la fiscalité, la trésorerie, mais également la religion, la justice, l’astrologie et l’astronomie ; domaine où ils seront très usités pour calculer les dates de plantation et de récolte. Le jésuite José de ACOSTA en fait cette description à la fin du XVIe siècle : “Ces quippos sont des mémoriaux, ou registres, qui sont faits de rameaux sur lesquels il y a divers nœuds et diverses couleurs qui signifient diverses choses, et c’est une chose étrange que ce qu’ils ont exprimé et représenté par ce moyen. Car les quippos leur valent autant que des livres d’histoire, de lois, de cérémonies et des comptes de leurs affaires.” Les missionnaires et les fonctionnaires espagnols deviendront bientôt admiratifs de la masse d’informations précises transmise au moyen de ces modestes cordelettes. L’État inca s’intéressait à quantité de domaines et il en était peu qui échappaient à sa vigilance, tels les mariages célébrés, la production de laine, de céréales, de coton, de feuilles de coca ou de haricots. Métaux extraits, poissons pêchés, parcelles attribuées aux nouvelles familles, quantité de guano récupérée sur les îles, tout ou presque était, à un moment ou un autre, consigné dans les archives de cet Empire bureaucratique hypercentralisé.
Les Incas utilisaient un système à base décimale, dans lequel le “nœud de huit” désignait une unité, alors que, pour représenter des nombres plus complexes, il fallait se référer à plusieurs cordelettes voisines. Pour pouvoir apprécier une technique trop ardue pour être résumée en peu de mots, nous vous invitons à découvrir ce petit film.
Si le déchiffrement des nombres ne semble plus désormais poser de difficulté, le sens profond des quipus reste obscur et, à l’heure actuelle, ils sont loin d’avoir livré tous leurs secrets. De nombreux témoignages nous portent à penser qu’ils servaient également à enregistrer des généalogies, des épisodes historiques et probablement de la correspondance, caractéristique qui en ferait une écriture au sens “classique” du terme. L’idée que les quipus ne se résument pas à être des “livres de compte” fait désormais consensus, mais il reste à démontrer scientifiquement que certaines combinaisons de nœuds, apparemment numériques, pourraient aussi exprimer des mots, des idées complexes ou des sons. C’est pourquoi les chercheurs tentent depuis longtemps de “casser” le code des quipus pour permettre d’enrichir considérablement la connaissance d’une brillante civilisation disparue.
Les recherches se poursuivent toujours, dans l’espoir de trouver l’équivalent d’une “pierre de Rosette” susceptible de provoquer un “déclic” décisif. Des découvertes récentes sur le site d’Incahuasi, au Pérou, démontrent que des découvertes providentielles restent encore possibles. En attendant, les universitaires travaillent sur l’abondant matériel déjà disponible ; c’est le cas de Gary URTON, un des grands spécialistes du sujet. Ce dernier, qui défend la thèse selon laquelle les quipus constitueraient le support d’une véritable littérature, a procédé à leur recensement exhaustif et l’a enregistré dans une base de données unique : le Khipu Database (KDB). Des avancées ont bien eu lieu – en particulier en 2016 – mais, à ce jour, les quipus restent encore dans l’attente de leur CHAMPOLLION !
Remarquable article qui résume bien la complexité des quipus.