Un livre mystérieux
En 1838, le comte Gusztáv BATTHYANY, héritier d’une longue lignée de collectionneurs, lègue à l’Académie hongroise des sciences de Budapest les 30 000 volumes de sa bibliothèque familiale du château de Rechnitz ; ville qui, à l’époque, se situe en Hongrie sous le nom de Rohonc. Lors du tri de cette véritable manne bibliophilique, un livre manuscrit d’un format de 10×12 cm attire rapidement l’attention, en dépit d’une reliure tout à fait quelconque. C’est que, malgré son apparence insignifiante, il se révèle totalement déroutant par son contenu.
L’ouvrage, qui par la suite sera connu sous le nom de Codex Rohonc ou Codex Rohonczi, compte 448 pages en papier, dont une douzaine détachées de la reliure. Le manuscrit renferme 87 illustrations étranges (ci-dessous, quelques exemples) de facture très naïve. Parmi elles, se retrouvent pêle-mêle des dessins de scènes bibliques, des croquis de soldats, divers symboles solaires et lunaires, mais aussi des croix, des croissants, des rosaces et des svastikas.
Mais le mystère principal du livre tient au fait qu’il est rédigé dans une langue inconnue, avec une écriture non identifiée (ci-dessous), dont on ignore en particulier dans quel sens elle doit être lue. D’emblée, il s’avère malaisé de recueillir des informations sur l’origine du manuscrit. Un catalogue de la bibliothèque de Rohonc, édité en 1743, mentionne bien la présence d’un “Magyar Imadsagok”, c’est-à-dire un livre de prières en langue hongroise, dont le format pourrait correspondre à cet exemplaire ; mais rien ne permet de confirmer, de manière irréfutable, qu’il s’agit bien de l’ouvrage en question dont, pour le coup, l’histoire ne débute qu’en 1838.
Les exégètes y recensent plusieurs centaines de glyphes différents et, en 1892, un érudit avance même le chiffre de 792 symboles. Mais un très grand nombre de ces signes n’étant utilisés qu’une seule fois dans le livre, le chiffre le plus couramment admis est celui d’environ 150 glyphes principaux, ce qui est déjà considérable. Face à cette surabondance, il semble bientôt acquis qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un alphabet, mais d’un ensemble composite d’idéogrammes, de logogrammes et de phonogrammes.
Opération décryptage
Stimulés par le défi, de nombreux chercheurs venus d’horizons divers vont tenter de déchiffrer ce livre et d’en retracer l’histoire. Le premier à se lancer sérieusement dans cette tâche est l’historien et linguiste Janos JERNEY, qui avait assisté à la présentation du livre au cours d’une réunion organisée en 1840 par l’érudit Ferenc TOLDY. JERNEY, qui travaille sur les origines lointaines des Hongrois, sujet sur lequel il émettra des hypothèses souvent controversées, espère que ce livre mystérieux renferme un texte très ancien rédigé dans une écriture hongroise primitive. Après avoir identifié l’origine italienne d’un papier qu’il date du XVe siècle, il se persuade bientôt qu’il s’agit non d’une écriture hongroise mais de celle de Tatars installés dans le pays au Moyen Âge. Déçu, il se désintéresse rapidement d’un document qui ne concerne pas directement ses recherches. C’est en vain que de brillants universitaires lui succèdent pour relever le défi, tels le linguiste Pal HUNFALVY, le paléographe tchèque Josef JIRECEK et son fils Konstantin, le philologue Bernhard JÜLG d’Innsbruck et l’hébraïste Aloïs MÜLLER. Entre 1890 et 1892, le peintre hongrois Mihály MUNKACSY obtiendra l’autorisation de l’Académie de Budapest de l’emporter pour l’étudier à Paris, où il réside, sans que ses investigations soient couronnées de succès.
L’hypothèse du canular
Devant les échecs répétés de décryptage du texte, une idée fait alors son chemin dans l’esprit des linguistes et des ethnologues : ne s’agirait-il pas tout simplement d’un faux fabriqué par un plaisantin ou par un escroc particulièrement ingénieux ? L’interrogation est légitime, car l’encre ne pouvant être datée, l’ancienneté du papier ne peut permettre de définir l’âge du texte. Dès 1866, l’historien Karoly SZABO affirme que ce manuscrit est un canular. Il avance même comme auteur le nom de Sámuel Literáti NEMES, un antiquaire transylvanien connu pour avoir commis de nombreuses contrefaçons historiques, grâce auxquelles il serait parvenu à duper plusieurs savants hongrois renommés. Même si l’implication du faussaire patenté n’a jamais pu être établie, l’hypothèse d’un faux fabriqué au XVIIIe ou au XIXe siècle finit par convaincre de plus en plus de chercheurs à mesure que les tentatives de traduction échouent. Le 12 novembre 1898, le comité de la section linguistique de l’Académie des sciences de Budapest choisit de trancher la question, décrétant que l’œuvre n’est qu’un pastiche indéchiffrable. Après cette sentence officielle, reprise par la plupart des savants de l’époque, le Codex Rohonczi sombre dans un oubli relatif.
La piste daco-roumaine
À partir des années 1960-1970, le manuscrit est réexaminé avec l’assistance de l’outil informatique. À l’initiative du professeur Otto GYÜRK, et plus tard de Benedek LANG, un travail est entrepris sur la structure du texte, sa ponctuation, son sens de lecture et le découpage possible des phrases. Nombreux sont les savants qui rejettent désormais la théorie du “charabia”, et de nouvelles hypothèses, fantaisistes ou prometteuses, voient le jour ; l’une d’entre elles reposant sur l’idée que le Codex Rohonczi serait, non pas en définitive le vestige d’une écriture disparue, mais un texte crypté dont il reste à découvrir le code.
Certaines pistes fantaisistes issues de la communauté scientifique sont rejetées, comme celle présentant cette écriture comme le reliquat du sumérien dont descendrait le hongrois, ou une autre qui y voit une survivance du brahmi, un antique système d’écriture indien. D’autres chercheurs essaient de réactiver des théories basées sur le vieux hongrois, l’hébreu, l’araméen, le sanskrit ou les notes tironiennes. Mais c’est en Roumanie, où une copie du livre parvient en 1982, que le codex va être récupéré dans une optique “ethnique”. Le gouvernement du pays, alors dirigé par Nicolae CEAUSESCU, un dictateur communiste mégalomane qui s’autoproclame volontiers « génie des Carpates » ou « Danube de la pensée ». Ce dernier orchestre une campagne destinée à réhabiliter l’héritage culturel des Daces, dont il souhaite faire le “peuple originel” de la nation roumaine. L’étude du Codex Rohonczi, confiée à la philologue Viorica ENACHIUC, n’est donc pas exempte d’arrière-pensées. Avec une rapidité qui rend suspecte la valeur de ses affirmations, la linguiste établit qu’il s’agit d’un corpus de textes médiévaux écrits en daco-roumain, une langue vulgaire proto-roumaine d’origine latine, qui reprend des caractères hérités des Daces. La philologue propose une traduction du document, aussitôt battue en brèche par ses homologues qui contestent la méthodologie adoptée. En 2002, Viorica ENACHIUC publiera une nouvelle traduction intégrale du texte en roumain et en français (ci-dessous).
Le livre et les thèses de l’auteur ne font pas l’unanimité, y compris en Roumanie, où de nos jours la question ne cesse d’agiter le monde universitaire. En 2018, Levente Zoltan KIRALY et Gabor TOKAÏ, qui ont travaillé séparément avant de conjuguer leurs efforts, publient une longue étude dans le magazine Cryptologia, afin de présenter l’avancée de leurs travaux. Pour ces chercheurs hongrois, le manuscrit, dont ils fixent la rédaction à 1593, est codé par un système alphanumérique fondé sur une langue artificielle. Malgré ces avancées, il est encore prématuré d’annoncer que le déchiffrement du livre a abouti, même si régulièrement un amateur ou un universitaire annonce avoir réussi cet exploit. À l’instar du fameux Manuscrit Voynich, le Codex Rohonczi n’a pas encore fini de donner du fil à retordre aux linguistes et aux cryptologues du monde entier !
Pour plus de détails, vous pouvez lire cet article en anglais de LANG et, pour le cas où vous ambitionneriez de pouvoir un jour rivaliser avec CHAMPOLLION, nous vous proposons le manuscrit original numérisé ici.