Gibraltar, une curiosité historique
La plupart des langues sont le fruit d’un lent processus et d’une longue évolution ; d’autres, en revanche, ont été littéralement “forgées” en un temps assez court grâce à un concours de circonstances particulier. Les langues de ce type peuvent résulter de la conjonction d’un événement historique fondateur – par exemple un épisode colonial -, de l’éclosion d’un véritable melting-pot culturel et linguistique, mais aussi d’une situation géographique de type insulaire qui engendre, pendant une période plus ou moins longue, un relatif isolement par rapport à ses voisins les plus immédiats. Nous avons déjà évoqué les cas du Pitkern, du Norfuk et du Singlish mais, plus près de nous, l’Europe abrite également un exemple de cette curiosité linguistique dans un tout petit territoire d’importance géostratégique majeure : Gibraltar. En effet, ce “confetti”, d’une superficie de moins de 7 km2 (carte ci-dessous), a connu, depuis qu’il est devenu possession britannique en 1704, une histoire agitée et des migrations successives qui ont favorisé la création d’une langue locale issue d’influences très diverses : le Llanito.
Après s’être emparée du promontoire rocheux qui contrôle l’accès au détroit éponyme, la Grande-Bretagne décide, au terme du conflit avec l’Espagne, de ne pas lui restituer le site mais au contraire d’y implanter durablement une base militaire éminemment stratégique. L’endroit devient une pomme de discorde entre les deux pays et, à plusieurs reprises, ce lieu, devenu une colonie de la Couronne, est attaqué et assiégé – en particulier entre 1779 et 1783 -, mais sans que les assaillants puissent s’en emparer. Base navale importante, la cité héberge une importante garnison, mais aussi les familles des militaires. En dehors des soldats et des marins, le village originel s’agrandit rapidement et héberge une population civile de plus en plus nombreuse. Arrivée lors de la conquête et des combats qui ont suivi, une population venue d’Espagne, essentiellement d’Andalousie, et dans une moindre mesure de Catalogne et de Minorque, vient s’y établir. Elle retrouve sur place un groupe d’origine génoise qui, déjà présent avant 1704, avait fait alors le choix de demeurer sur place. Au milieu du XVIIIe siècle, ce groupe ethnique, représentant plus du tiers des habitants de la communauté de Gibraltar, pratiquait sa langue d’origine, utilisée avec l’anglais et l’espagnol dans les actes officiels de la cité. À cette population viendront s’agréger des colons originaires des îles britanniques, des Portugais venus d’Algarve pour y trouver du travail et des Maltais employés dans les chantiers navals.
Gibraltar finit par accueillir également des Juifs venus du Maroc, descendants de Sépharades chassés deux siècles plus tôt d’Espagne en vertu du décret de l’Alhambra signé en mai 1492. Revanche de l’histoire, beaucoup des expulsés avaient transité par le “Rocher” avant de franchir la Méditerranée. La Couronne britannique signe, en 1729, un accord qui autorise les sujets juifs du sultan à résider librement dans la ville. Vingt ans plus tard, ils pourront s’y installer de manière permanente et, rejoints par quelques coreligionnaires venus d’Angleterre, y faire souche. En 1777, les Juifs d’origine étaient 863 pour une population civile de 1733 individus. Leur installation contrariera d’ailleurs fortement le pouvoir espagnol, qui avait pris soin de stipuler dans l’accord de 1713 que l’endroit ne devait servir de terre d’accueil ni aux Juifs ni aux Maures. Enfin, signalons que, plus récemment, le cosmopolitisme s’est encore renforcé avec l’arrivée d’Indiens et de Marocains.
Par sa vocation militaire et du fait que l’Espagne n’a jamais renoncé à récupérer la péninsule, Gibraltar va longtemps être quasiment coupée de son arrière-pays pour évoluer en vase clos. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la majorité des civils seront évacués et vivront en exil en Grande-Bretagne, à la Jamaïque ou à Madère. Cet épisode achèvera de souder la population du Rocher et renforcera son sentiment d’appartenance à une nation à part entière liée à la Couronne britannique. Dans les années soixante, profitant du contexte de la décolonisation, le général FRANCO porte la question de la réunification devant l’assemblée des Nations-Unies. Cette dernière adopte une résolution qui intime aux deux pays de trouver une solution négociée. En réponse, le gouvernement de Londres organise, le 10 septembre 1967 – date devenue celle de la fête nationale -, un référendum donnant la possibilité aux habitants de choisir entre la souveraineté de l’Espagne et celle du Royaume-Uni. Le résultat est sans appel : 99,64% des votants optent pour le maintien dans le giron britannique. Deux ans plus tard, le territoire d’outre-mer est doté d’une constitution. L’Espagne proteste contre ces manœuvres et, par mesure de rétorsion, le 7 juillet 1969 ferme la frontière terrestre longue d’à peine un kilomètre. Cette situation va perdurer jusqu’en février 1985. Depuis lors, la situation semble s’être normalisée, d’autant qu’un second référendum en 2002 confirmera très massivement l’attachement des Gibraltariens à la souveraineté britannique, eux qui sont désormais près de 30 000 à s’entasser sur cette langue de terre. Les travailleurs sont nombreux à venir quotidiennement travailler sur le Rocher, et le tourisme s’y est considérablement développé. Mais avec le Brexit, qui a placé la presqu’île dans une situation peu confortable, des conflits ponctuels à propos des eaux territoriales, un regain des discours nationalistes et des incidents divers ravivent régulièrement les tensions diplomatiques.
Le Llanito, l’idiome du Rocher
Dans ce bout de terre très cosmopolite, même si l’anglais est la langue officielle et si l’espagnol est maîtrisé par la quasi-totalité de la population, les Gibraltariens utilisent au quotidien le Llanito, terme forgé par les Espagnols qui s’est imposé à l’international pour désigner la langue du Rocher ; dans l’enclave de Gibraltar même, le langage local est appelé Yanito, terme également utilisé pour désigner un habitant de la presqu’île. À première vue, le néophyte est tenté de ne voir dans cet idiome qu’un mélange métissé d’anglais et d’espagnol, soit une forme de “Spanglish“. Il est vrai que ce sont les deux langues qui servent indiscutablement de socle au Llanito. La grande majorité des mots et des expressions usuels, mêlant des apports de l’anglais et de l’espagnol, aboutissent à des déformations ou des traductions littérales. À l’oreille, le résultat donne l’impression que l’interlocuteur change de langue en permanence et “mixe” le vocabulaire. Quelques exemples de vocabulaire Llanito : Tipà (de Teapot, Théière), Darle una apologia (présenter des excuses), Cementery (mélange de Cementerio et de Cemetery), Hay Call para ti (vous avez un appel), Don’t give me the tin (traduction littérale de No me des da lata, en français Ne me dérange pas), Gaite (Cerf-Volant, de Kite), Cuecaro (Avoine, déformation de Quaker Oats, une marque de céréales pour le petit-déjeuner), Tenkiu (Thank You), Keki(Cake), etc. Le mot P’atras, qui vient de l’espagnol Para otras, équivalent de l’anglais Back,est utilisé comme un mot outil, pour des expressions qui, ressemblant à l’espagnol, ne sont que des traductions littérales de l’anglais : Te Llamos p’atras (Je te rappelle, équivalent de I’ll call you back), Venir p’atras (Come back), Pagar p’atras (Pay back), etc.
Du fait de l’histoire, les autres communautés et groupes ethniques ont également apposé leur marque au Llanito. On pense d’ailleurs que ce mot viendrait de Gianni, déformation de Giovanni ; mais d’autres penchent plutôt pour une altération de Johnny. On retrouve en particulier du vocabulaire d’origine italienne (Pasteso, Tana, Rosto, etc.), maltaise (Xaravan, Kalamita), portugaise (Nona, Anozar) ou encore hébraïque. Quant aux Juifs venus de l’autre côté du détroit, ils vont introduire des mots issus d’un dialecte judéo-arabo-espagnol utilisés par la communauté séfarade : le Haketia. C’est ainsi que des mots comme Sahen (voisin), Maot (argent), ou encore Ainear (regarder) ont cette ascendance.
Le Llanito, qui n’a guère essaimé au-delà de la ville voisine de La Linea de la Concepcion, n’a longtemps constitué qu’une langue orale. Il faut attendre 1978 pour que Manuel CAVILLA, un érudit local, publie son Diccionario Yanito, réédité en 1990. En 2001, c’est au tour d’une autre figure locale d’entrer en scène : Tito VALLEJO (ci-dessous son interview, mais en espagnol uniquement). Cet ancien militaire, aux ascendances anglaise et andalouse, est très engagé dans le Gibraltar Heritage Trust, un organisme à but non lucratif consacré à la promotion et la préservation du patrimoine culturel gibraltarien, lorsqu’il publie en 2001 un Yanito Dictionary (ci-dessous, une réédition récente).
Ce livre est le résultat d’un travail de très longue haleine, comme il le raconte lui-même : “Je travaillais alors à Arsenal et j’entendais parler des gens beaucoup plus âgés, qui utilisaient des mots curieux. J’ai donc commencé à collecter les mots et dictons de Yanito.” Spécialiste reconnu de l’histoire de Gibraltar, ce personnage charismatique, devenu une autorité en la matière, fait désormais figure d’ambassadeur du Llanito, aussi bien dans son pays qu’à l’étranger. En 2013, son livre a fait l’objet d’une édition en espagnol.
En 2016, c’est de l’autre côté de la “frontière” qu’est publié un autre ouvrage qui fera date : El habla yanito y su repercusión en el Campo de Gibraltar. Son auteur, Miguel DEL MANZANO, dont la mère était une Yanita, a ajouté à la fin de son ouvrage une liste de 1356 mots et expressions.
Le devenir du Llanito
Mais si le Llanito dispose désormais de lexiques, il est confronté aux dangers qui menacent tant de langues minoritaires : ses locuteurs, de moins en moins nombreux, sont de plus en plus âgés. La jeune génération utilise de moins en moins le Llanito au quotidien, et leur vocabulaire dans cet idiome est de plus en plus limité. Sur le Rocher, c’est désormais l’anglais qui domine très largement dans l’éducation et les échanges quotidiens, y compris au sein des familles. Ce phénomène, qui s’est développé ces dernières décennies, est à rapprocher d’une autre donnée : le recul de l’espagnol, qui est pourtant la base linguistique du Llanito. Cette situation trouve sans doute son origine dans la fermeture de 1969-1985, période durant laquelle les Espagnols continentaux se sont fait rares et ont été remplacés par d’autres immigrants qui se sont résolument tournés vers l’anglais pour communiquer. Ainsi, de manière prosaïque, les jeunes et les nouveaux Gibraltariens ont fait le choix de la langue internationale par excellence. Or, le Llanito nécessite la maîtrise des deux langues. Le directeur de l’Institut Cervantès local fait ce constat : “Il n’est désormais utilisé que par les personnes âgées. Les nouvelles générations ne connaissent pas la moitié du vocabulaire que nous connaissons sous le nom de Llanito. Cela dit, Llanito est bien plus qu’un vocabulaire. Quoi qu’il en soit, à mesure que Gibraltar devient de plus en plus britannique, le Llanito, comme l’espagnol, est en déclin parmi la population locale.” Le Llanito rejoint ainsi la longue cohorte des langues considérées comme en danger de disparition à moyen terme.