Charles de FOUCAULD, de la débauche à la sainteté
Le Sahara, qui nous apparaît toujours comme un lieu aux conditions de vie extrêmes et à l’environnement inhospitalier, n’a jamais été totalement déserté par les humains. Depuis longtemps, l’endroit a en effet attiré ethnologues, anthropologues, explorateurs et linguistes. Parmi les scientifiques et les aventuriers venus à la rencontre des peuples du plus grand désert chaud du monde, figure un personnage à part, Charles de FOUCAULD (ci-dessous vers 1900), qui aura été à la fois un soldat, un aventurier, un religieux catholique (canonisé en 2002), mais aussi un encyclopédiste de la culture berbère du Sahara.
Rien ne semble pourtant prédestiner cet étonnant personnage à la vie hors normes qui l’attend. Né en 1858, orphelin à l’âge de six ans, il est élevé par son grand-père maternel, un officier du génie. Devenu agnostique, il vit une adolescence turbulente, qui lui vaut d’être exclu du lycée pour “paresse et indiscipline”. En 1876, il est admis à l’école de Saint-Cyr où, bien que très lettré, il se révèle un élève fort médiocre, réussissant néanmoins à intégrer l’école de cavalerie de Saumur. Ayant hérité de son grand-père un très confortable pécule, il se distingue en menant une vie dissolue et débauchée, multipliant les fêtes, les achats inconsidérés, et s’affichant même avec des concubines et des prostituées. Puni à plusieurs reprises pour son attitude et ses actes délibérés de désobéissance, il sort bon dernier de sa promotion.
Il suit son régiment en Algérie, mais continue à se faire remarquer par des frasques qui lui valent de la prison et même, temporairement, une mise hors cadre de l’armée. Rompant finalement avec ses mauvaises habitudes, il est réintégré et peut, dorénavant, faire montre de réelles qualités militaires. Malgré tout, aspirant à changer totalement de vie, il démissionne pour se consacrer pleinement à un projet, celui d’un grand voyage d’exploration à travers le Maroc. Ce périple n’est pas sans danger dans un pays dont, face aux menées impérialistes et coloniales, le sultan a interdit l’accès aux missionnaires et aux voyageurs occidentaux. FOUCAULD choisit comme guide Mardochée Aby SEROUR, un rabbin originaire de la région de Tata. L’homme a résidé en Palestine et en Syrie avant d’entreprendre, dans les années 1860, un voyage dans le Sahara qui l’a mené jusqu’à Tombouctou. Installé depuis plusieurs années à Oran, il fait passer FOUCAULD pour un Juif originaire de Moldavie, qui l’assiste dans une collecte de fonds au profit des écoles rabbiniques.
C’est sous cette couverture que les deux comparses parcourent le Maroc et recueillent de nombreuses informations scientifiques et stratégiques. En mai 1884, ils sont de retour en Algérie, après un périple de onze mois. Ce voyage d’exploration, dont la relation sera publiée par la suite sous le titre Voyage au Maroc, lui vaut les palmes académiques et les honneurs de la Société de géographie de Paris. L’expérience a beaucoup marqué l’ancien noceur, qui mène désormais une vie sobre et opte pour le célibat. Devenu mystique, il étudie avec passion le Coran et retrouve sa foi dans le christianisme. En janvier 1890, il devient moine trappiste et, à sa demande, rejoint quelques mois plus tard l’abbaye d’Akbès, située à proximité d’Alexandrette. Il y acquiert rapidement la réputation d’un saint et d’un ascète, toujours à la recherche de plus d’abstinence et de pauvreté. Dispensé de la vie monastique, il devient prêtre et choisit de s’installer comme ermite dans l’oasis de Béni Abbès, dans le Sahara algérien. Il participe comme observateur aux expéditions de “pacification” des territoires du Sud algérien. C’est au cours de son deuxième voyage qu’il décide de s’installer, à partir d’août 1905, dans la petite cité de Tamanrasset, “capitale” de l’Amenokal (chef touareg) du Hoggar, avec lequel il réussit à tisser une amitié durable.
L’encyclopédiste du désert
Vivant dans un grand dénuement matériel et totalement isolé en terre musulmane, il ne désespère pas, pourtant, d’y prêcher l’Évangile en évitant tout prosélytisme “agressif”. Depuis son retour en Afrique, FOUCAULD s’intéresse aux dialectes locaux, avec l’idée de pouvoir traduire la Bible. Désormais, il va se consacrer pleinement à l’étude de la langue et de la culture des “Berbères du désert”, les fameux Touaregs. S’étant peu à peu acquis la confiance des habitants, il recueille le plus de vocabulaire possible, s’éloignant de la vocation première de sa démarche, qui était de nature missionnaire et évangélique, pour s’intéresser aux éléments de la vie matérielle et aux croyances de ses nouveaux amis. C’est à cette période que naît chez notre anachorète l’idée de rédiger un dictionnaire touareg-français. À l’époque, il existe déjà deux ébauches de dictionnaires bilingues traitant de la langue, le premier publié en 1893 par le linguiste Émile MASQUERAY sous la forme de lexique, le second en 1900 par le berbérologue Saïd Cid KAOUI ; mais l’un comme l’autre sont incomplets et méritent d’être enrichis.
Novice en matière d’investigations linguistiques, FOUCAULD, se rendant vite compte de l’ampleur de cette tâche, écrit à sa cousine :”Ici, ma vie est surtout employée à l’étude de la langue touarègue. C’est beaucoup plus long que je ne croyais, car la langue est très différente de ce qu’on croyait ; on la croyait très pauvre et très simple ; elle est au contraire riche et moins simple qu’on ne pensait.” Il fait alors appel à un orientaliste reconnu, Adolphe de CALASSANTI-MOTYLINSKI. Ce dernier, fort de l’appui du ministère de l’Éducation et du Gouvernement général d’Algérie, rejoint l’ermite afin d’“entreprendre sur le terrain des recueils de textes, vocabulaire et grammaire”. Il séjourne à Tamanrasset au cours de l’été 1906, travaillant de concert avec l’ermite auquel il prodigue des précieux conseils méthodologiques, qui par la suite lui seront bien utiles. C’est en particulier à ce moment-là qu’il choisit de ne pas traduire du français en touareg, mais de partir du vocabulaire touareg en donnant pour chaque entrée la retranscription en alphabet latin et en tifinagh. FOUCAULD décide ensuite de rejoindre Béni Abbès, mais entretemps il séjourne plus d’un mois à Ibn Salah pour mettre en forme son travail lexicographique. C’est là qu’il apprend la mort de MOTYLINSKI, survenue en mars 1907. Il prend alors contact avec le spécialiste des langues arabes et berbères René BASSET, enseignant à l’université d’Alger, pour lui confier le résultat de ses recherches. Ce travail, associé aux recherches sur le terrain du philologue défunt, permettra la publication, en 1908, de Grammaires, dialogues et dictionnaire français-touareg (ci-dessous).
Notre religieux ne désire pas être crédité ni même cité dans cet ouvrage, publié avec, comme seul nom d’auteur, celui de son ami disparu. Dans la préface de l’ouvrage, BASSET évoque ceux “qu’il est autorisé à nommer”, passant donc sous silence, à la demande de l’intéressé, la participation pourtant essentielle de l’ermite de Tamanrasset. Mais il semble bien que la collaboration de FOUCAULD à l’ouvrage ait été de notoriété publique, KAOUI s’amusant ainsi de la présence incongrue du mot “apôtre” dans ce lexique.
Plus que jamais investi dans son rôle d’ethnologue et de linguiste, FOUCAULD poursuit malgré tout sa collecte. Il revient à plusieurs reprises dans le Hoggar, qui devient sa résidence favorite, et recueille patiemment les contes, les poésies et les récits de la riche tradition orale touarègue. Le chef local lui adjoint les services de l’un de ses secrétaires, Ba HAMMOU, qui lui sera d’une grande aide. Vers le début de 1913, son dictionnaire est achevé et il entame le minutieux travail de relecture et de correction. Profitant de son ultime voyage en France, de passage à Alger, il remettra une grande partie de son texte à René BASSET avant d’embarquer pour la métropole.
Une fin tragique
Alors que la guerre éclate, il construit un fortin sommaire pour servir de refuge à la population en cas d’attaque. Un soir de décembre 1916, des pillards venus de Tripoli investissent les lieux et s’apprêtent à kidnapper le prêtre, mais l’affaire tourne mal et il est tué d’une balle dans la tête dans des circonstances demeurées obscures. Quelques années après cette mort tragique, BASSET fait publier, en 1918, et cette fois avec FOUCAULD comme seul auteur, un Dictionnaire abrégé touareg-français. En 1940, le fils de l’éditeur publie à son tour un Dictionnaire abrégé touareg-français des noms propres. Il faudra pourtant attendre 1951, pour que le texte intégral du Dictionnaire touareg-français soit publié par l’Imprimerie nationale en quatre gros volumes, totalisant 2028 pages qui sont présentées sous la forme de fac-similé. L’original du manuscrit de FOUCAULD (ci-dessous) rejoindra par la suite le fonds de la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations. Cette publication permettra enfin de constater l’ampleur et la valeur de l’œuvre léguée par le missionnaire-lexicographe, fruit d’un nombre incalculable d’heures de copies, de corrections, d’ajouts et de patients recopiages.
Les spécialistes s’accordent à saluer la qualité du travail de FOUCAULD. Son premier éditeur déclarera que “ce dictionnaire devra être l’instrument de travail de base, non seulement de ceux qui s’intéressent aux Touaregs de l’Ahaggar, mais aussi de ceux qui s’intéressent à n’importe quel parler berbère”. En plus de son indéniable apport en matière lexicographique, cet ouvrage est également une mine d’informations sur la vie des Touaregs au début du XXe siècle. L’auteur s’est intéressé à tous les aspects de la vie quotidienne des habitants. Dans son dictionnaire, nous retrouvons tout à la fois des informations sur l’habillement, la botanique, l’agriculture et l’élevage, les pratiques superstitieuses et magiques, l’habitat, les loisirs, etc. L’ouvrage contient également 85 illustrations dessinées de sa main, souvent accompagnées d’une légende détaillée.
Quelques exemples ci-dessous avec, à gauche, l’art de monter une tente et, à droite, une représentation de l’imizad – ou imzad -, un instrument de musique à cordes réservé aux femmes.
Mais bien vite le travail linguistique et ethnologique de FOUCAULD va être relégué au second plan, derrière l’image de “saint du désert” qui a déjà commencé à se diffuser de son vivant et va désormais être abondamment relayée dans le monde catholique, au point d’en faire un personnage célèbre. Avant même sa béatification, il va être présenté comme le modèle même de l’ermite prônant par l’exemple l’humilité et la pauvreté, et diverses congrégations se réclameront de sa spiritualité. Pendant longtemps, l’aspect religieux et mystique prendra le pas sur le reste de son œuvre, jusqu’à ce que l’actualité récente permette de faire de nouveau émerger son rôle scientifique.
En effet, une expédition arrivera sur place quelques semaines après son assassinat. Les soldats trouveront la bibliothèque et les papiers de FOUCAULD éparpillés, mais les carnets de notes manuscrites de son dictionnaire pourront être patiemment reconstitués. L’officier interprète du général récupèrera ainsi les documents et fera relier les 254 feuillets en un volume, qui restera dans sa famille pendant plusieurs générations avant d’être mis en vente à Nice en juin 2024. La BNF préemptera l’ouvrage pour l’intégrer à ses collections.
Pour en savoir davantage sur ce dictionnaire, nous vous renvoyons vers la vidéo ci-dessous, mais aussi vers plusieurs articles : Histoire du Dictionnaire français-touareg de Charles de Foucauld, par Maria Letizia CRAVETTO ; Éditer le Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld aujourd’hui, par Christine JACQUET-PLAU ; et Un lexicographe singulier, de François GAUDIN.
Article et vidéo passionnants. Merci
merci d’avoir consacré votre recherche à Charles de Foucauld et son dictionnaire français touareg et à vos références toujours parfaitement choisies
J’ en avais eu connaissance déja par des extraits parus en 2015 “Déserts de Ch de Foucauld” préfacés par Carlo Ossola édités par Payot-rivages, surprenante lecture pour un passioné de ce personnage hors du commun que je suis pour sa spiritualité et son amour du désert que je fréquente depuis plus de 20 ans, j’ai d’ailleurs prévu d’aller faire un petit tour à l’ermitage de l’Assekrem avec une caravane chamelière, la biblographie que vous conseillez m’accompagnera!
encore merci pour votre excellent travail que vous nous faites partager