ASSURBANIPAL souverain lettré
Parmi les peuples de l’Antiquité, l’un aura particulièrement marqué les esprits par sa cruauté et sa brutalité : celui des Assyriens. L’archéologue Jacques de MORGAN en a brossé un portrait sans concession : “Jamais peuple ne fut plus abject que celui d’Assour ; jamais souverains ne furent plus despotes, plus cupides, plus vindicatifs, plus impitoyables, plus fiers de leurs crimes […] L’Assyrien n’est ni un artiste, ni un littérateur, ni un juriste. C’est un parasite, appuyant l’organisation du pillage sur une formidable puissance militaire.” Centré sur le nord de la Mésopotamie, le royaume d’Assyrie, doté d’une armée disciplinée et efficace finira par partir à la conquête du Moyen-Orient et du Proche-Orient. Il se constituera un véritable empire s’étendant, à son apogée, des confins orientaux de l’Anatolie au golfe Persique et à l’Égypte. Afin de faciliter leur conquête et de prévenir toute velléité de révolte, les Assyriens vont utiliser la terreur comme arme psychologique, d’où une effrayante litanie de villes incendiées et rasées, de prisonniers torturés, empalés, écorchés, mutilés, brûlés vifs, décapités, de cadavres empilés ou exposés, de tombeaux profanés ; sans oublier la déportation et la réduction en esclavage de populations entières. Pourtant, s’ils ont terrifié et soumis avec une extrême violence une grande partie de l’Orient antique, il serait réducteur de ne voir dans les Assyriens que des soudards assoiffés de sang. En effet, ils ont également laissé des témoignages d’un art raffiné, en particulier des bas-reliefs et des sculptures monumentales. Nous leur devons également une des plus anciennes bibliothèques connues, baptisée du nom du souverain qui l’a fondée : ASSURBANIPAL.
Ce roi, qui a régné entre -669 et -626, a entrepris de grandes campagnes militaires et réprimé sans pitié diverses rébellions. Thèbes, l’ancienne capitale égyptienne, saccagée et pillée sous son règne, ne se remettra jamais de cette épreuve. Mais, contrairement à ses prédécesseurs, ASSURBANIPAL, qui ne prisait guère les champs de bataille, n’accompagnera jamais ses armées au combat. Suivant la volonté de son père, soucieux de surpasser à terme l’aura culturelle et intellectuelle acquise par Babylone, il recevra une instruction très poussée. Prince cultivé, maîtrisant le système de l’écriture cunéiforme ainsi que le sumérien et l’akkadien, il se différenciera de ses aïeux. Alors que ceux-ci mettaient en avant leurs qualités de guerriers ou de bâtisseurs, ASSURBANIPAL aimera à se présenter comme un lettré, ce qui explique que, sur certaines de ses représentations, les sculpteurs placeront un calame à sa ceinture. Conservant pour raisons sentimentales des tablettes écrites au cours de sa formation, il proclamera avec une fierté manifeste : “Moi, ASSURBANIPAL, j’ai appris la sagesse de Nabu [le dieu de l’écriture], je me suis familiarisé avec les pratiques d’écriture de tous les experts, aussi nombreux soient-ils, j’ai examiné leurs instructions.”
Une quête effrénée de documents
Maître tout-puissant d’une vaste région où la civilisation de l’écrit est particulièrement avancée, notre souverain lettré nourrit une folle ambition : regrouper, dans sa capitale Ninive, tous les écrits dignes d’intérêt pour pouvoir disposer de son propre fonds de documentation. Dès lors, son administration tout entière est mobilisée au service de cette cause. Les dépôts de tablettes, soit les temples, les écoles de scribes – les edubas – et les palais des gouverneurs sont enjoints de réaliser des copies, tandis que des scribes partent sélectionner les textes jugés importants ou significatifs pour, le cas échéant, les copier sur place. De surcroît, la guerre donne l’occasion d’enrichir directement sa collection par la confiscation des archives récupérées dans les territoires conquis. Dans une lettre envoyée à ses agents en Babylonie, il donne des instructions précises : “Recherchez les tablettes rares qui sont inconnues de vous et qui n’existent pas en Assyrie, et envoyez-les-moi. J’écris en même temps à l’Administrateur et au Commissaire de la ville pour que personne ne vous refuse de tablettes dans toutes les maisons où vous aurez à intervenir. Et si quelque tablette […], que moi-même je ne vous aurais pas mentionnée, est bonne pour le palais, prenez-la et envoyez-la-moi !”
Doté d’un pouvoir absolu de nature religieuse car censé être l’intermédiaire direct entre les dieux et les hommes, le souverain assyrien privilégiait les ouvrages qui touchaient à la divination et à l’astrologie utilisées pour connaître les présages et interpréter la volonté divine. Une grande partie des écrits rassemblés par ses soins traitaient de ces sujets. Cet intérêt était compréhensible à une époque où un dirigeant qui, du fait d’une mauvaise décision ou d’une absence d’anticipation, pouvait être suspecté par son peuple d’avoir perdu la protection des dieux. Dans cette occurrence, il risquait que sa légitimité soit remise en cause et de se voir menacé de perdre le pouvoir. Dès lors, la divination deviendra pour lui un véritable outil pour aider à la décision. Les signes prémonitoires pouvaient être des phénomènes atmosphériques, des faits insolites ou des songes. Ils pouvaient aussi résulter des sacrifices d’animaux abattus pour consulter leurs entrailles. ASSURBANIPAL avait tenu à concentrer entre ses mains le maximum de connaissances sur la divination, considérée comme un véritable outil de gouvernement. Le fonds rassemblé à Ninive contenait en particulier Le Manuel du devin (ci-dessous à gauche), consacré à l’astrologie, le Shumma ibzu (au milieu), un traité de tératologie, science qui étudiait les naissances anormales ou monstrueuses auxquelles on prêtait alors une nature prophétique, et l’Enuma Anu Enlil (à droite), un traité d’astronomie et d’astrologie qui recensait une très longue série de présages.
Outre les ouvrages de divination, la collection de Ninive comprenait des livres traitant de magie et de rituels religieux, ainsi que des recueils d’hymnes liturgiques. C’est ainsi qu’une historienne pourra en déduire que le but central poursuivi par le roi assyrien était de “s’emparer de rituels et d’incantations indispensables au maintien de son pouvoir royal”.
ASSURBANIPAL ne s’est pas cantonné aux questions oraculaires et religieuses. Témoignant d’une curiosité que l’on pourrait qualifier d’encyclopédique, il ambitionnait en quelque sorte de constituer une “bibliothèque universelle“, dans laquelle les sciences seraient très présentes, à l’image de la médecine, de l’astronomie et des mathématiques ; de même que des listes lexicales, de la comptabilité et de la correspondance administrative et diplomatique. Mais l’une des grandes originalités de cette “bibliothèque royale” était d’avoir réservé une place de choix aux œuvres purement littéraires, souvent liées à la mythologie. C’est ainsi que s’y trouvaient des classiques, tels que le Mythe d’Adapa, le Mythe d’Etana, l’Enuma Elish, récit centré sur le dieu Marduk, le Pauvre Hère de Nippur, et surtout l’Epopée de Gilgamesh (ci-dessous).
Cette œuvre fondatrice de la littérature mondiale est considérée comme le plus ancien récit épique connu. Traduit en son temps en plusieurs langues, cet ouvrage a circulé dans tout l’Orient antique. Même si le texte reconstitué reste lacunaire, nous disposons d’une grande partie du récit grâce à la version retrouvée à Ninive. Celle-ci fera d’ailleurs l’évènement, lorsqu’en septembre 1872 l’assyriologue George SMITH en lira une traduction au cours d’une conférence qui fera date. En effet, la onzième tablette relate un grand déluge, en grande partie semblable au récit de la Bible. Cette révélation posera inévitablement la question de savoir lequel des deux ouvrages a pu influencer l’autre, la chronologie plaidant pour l’antériorité du livre de Gilgamesh. Quoi qu’il en soit, cette épopée serait certainement restée en grande partie inconnue si son manuscrit n’avait pas été retrouvé dans la bibliothèque d’ASSURBANIPAL.
Cette collection, en grande partie préservée, revêt une grande importance, dans la mesure où elle a permis de sauvegarder tout un pan de l’histoire et de la culture mésopotamienne qui, sans elle, aurait sans doute sombré dans l’oubli. Pourtant, ce miracle débutera par une destruction… Après le brillant règne de notre monarque érudit, l’Empire assyrien traversera une période de crise marquée par des guerres civiles et des révoltes, qui favoriseront la montée en puissance d’une coalition médo-babylonienne. Celle-ci finira par lui porter le coup fatal, avec la destruction, en -612, de la cité de Ninive, dont le palais royal sera détruit et incendié. Pendant des siècles, les historiens ne connaîtront l’histoire des Assyriens qu’à travers d’autres sources, tels l’Ancien Testament et des auteurs grecs comme CTÉSIAS et HÉRODOTE. C’est à cette époque que se forgera la légende noire des Assyriens, dans laquelle ASSURBANIPAL sera représenté sous le nom de SARDANAPALE comme un personnage mythique, archétype du souverain cruel et décadent.
La découverte des tablettes de Ninive
Il faut attendre la naissance de l’archéologie et le déchiffrement du cunéiforme pour que l’assyriologie naisse dans la seconde moitié du XIXe siècle. C’est grâce à cette nouvelle science que tout un pan de l’histoire mondiale va être progressivement dévoilé : celui des civilisations mésopotamiennes et proche-orientales. Ce travail va être facilité par la découverte des vestiges de la bibliothèque d’ASSURBANIPAL. Identifiée à proximité de Mossoul depuis 1820, Ninive est fouillée à partir de 1847 par le Britannique Austen Henry LAYARD et son assistant Hormuzd RASSAM. Après des années d’excavations, les ouvriers dégagent à Kuyunjik, dans les vestiges de deux palais, des milliers de tablettes, certaines rectangulaires, d’autres carrées, rondes, cylindriques ou en forme de polygones ou de prismes. Des campagnes de fouilles sur d’autres gisements s’échelonneront jusqu’en 1905. Les tablettes sont ensuite envoyées au British Museum où, malgré le mélange des fragments de différentes provenances, un tri va permettre de dresser un catalogue de 30 943 tablettes ; chiffre considérable auquel auraient pu s’ajouter les écrits enregistrés sur d’autres supports – cuir, bois, cire, papyrus – s’ils n’avaient été irrémédiablement détruits. Sur nombre de ces artéfacts figurent des annotations indiquant, à l’instar de tampons de bibliothèques, qu’ils appartiennent au palais, mais aussi des avertissements et des malédictions envers les voleurs potentiels.
Depuis 2002, le British Museum, qui conserve toujours la majeure partie des tablettes retrouvées à Ninive, a engagé une fructueuse collaboration avec l’université de Mossoul, afin de conjuguer leurs efforts pour cataloguer, valoriser et reconstituer numériquement la fameuse bibliothèque. Sous l’impulsion de Jeanette FINCKE, le projet se poursuit malgré l’interruption due à la guerre civile de 2016-2017. En parallèle, le British Museum a entamé en 2020 un autre partenariat avec la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich autour du projet Reading the Library of Ashurbanipal. Ce projet vise à découvrir la provenance des tablettes, l’étendue supposée de la collection et le système de classement du fonds dont il ne reste aucun témoignage.
Grâce à la volonté d’érudition d’un roi, une part importante de la littérature et du savoir des civilisations de Mésopotamie et du Moyen-Orient a pu nous parvenir. Comme l’avait résumé LAYARD lui-même : “Les documents ainsi découverts à Ninive dépassent probablement tout ce que les monuments égyptiens ont apporté.” Cette volonté de rassembler le plus possible d’ouvrages littéraires et scientifiques en un seul lieu n’est pas unique dans l’histoire de l’Antiquité. Le relais sera assuré des siècles plus tard par l’Égypte des Ptolémées et, dans une moindre mesure, par Pergame. La bibliothèque d’Alexandrie détrônera celle de Ninive en devenant la plus importante de son époque, mais elle disparaîtra totalement dans des circonstances qui restent sujettes à débats. A contrario, la collection d’ASSURBANIPAL aura en grande partie traversé les siècles. Signalons enfin, pour terminer, qu’une autre découverte d’envergure a été faite, entre 1974 et 1975, dans les vestiges de la cité d’Ebla, près d’Alep. Près de 1 800 tablettes complètes, auxquelles s’ajoutent d’innombrables fragments, ont été retrouvées au cours des fouilles. Disposées sur des étagères, elles portaient des étiquettes en argile. Ce site abrite les vestiges d’une bibliothèque datée du second millénaire avant notre ère. Antérieure à celle d’ASSURBANIPAL, elle est considérée, à ce jour, comme la plus ancienne au monde !










