La mythique bibliothèque d’Alexandrie
Temples du savoir, souvent abritées dans des édifices spécialement conçus et aménagés pour leur servir d’écrin, les bibliothèques constituent depuis longtemps, en dehors de leur seule fonction de conservation, des symboles de prestige. Cette politique se poursuit de nos jours avec la multiplication de médiathèques, dont l’architecture, les équipements et l’agencement intérieur sont de véritables manifestes de modernité auxquels leurs commanditaires souhaitent se voir associés. Ce passage d’un lieu utilitaire, qui n’était à l’origine qu’un entrepôt d’archives, à un bâtiment somptuaire, symbole de pouvoir, de culture et de gloire, remonte à l’Antiquité, plus précisément à la construction de la plus légendaire des bibliothèques, celle de la ville d’Alexandrie.
Nouveau maître de l’Égypte après la mort d’ALEXANDRE le Grand, PTOLÉMÉE ambitionne de faire de sa capitale la plus belle et la plus grande ville du monde hellénistique. Sur les conseils du philosophe athénien DÉMÉTRIOS de Phalère, il ordonne la construction d’un vaste ensemble de bâtiments qui prendra le nom de Mouseîon (“le palais des Muses”). Ce complexe est destiné à conserver tout le savoir littéraire, scientifique, philosophique, historique et artistique de son temps, et accueillir des savants de diverses disciplines pensionnés par le prince. Le centre de gravité de cette cité, qui s’ordonne autour de promenades, jardins, autels et salles de réunion, devient la fameuse bibliothèque, dont nous vous proposons ci-dessous une reconstitution.
Édifiée dans le quartier royal du Brouchion – l’emplacement reste encore aujourd’hui sujet à caution –, la bibliothèque est achevée en 288 avant notre ère. Elle va connaître un développement spectaculaire, faisant de la capitale des Lagides le centre culturel et intellectuel de l’aire de civilisation de langue grecque qui, à l’époque, va jusqu’aux confins de l’Inde et de l’Asie centrale.
Après avoir construit un écrin monumental à la mesure de l’ambition affichée, PTOLÉMÉE Ier souhaite réunir un fonds documentaire exceptionnel. Pour y parvenir, le roi et ses successeurs ne vont pas lésiner sur les moyens que leur confère le pouvoir absolu. En premier lieu, les souverains successifs adoptent une politique d’achats à bon prix de bibliothèques particulières. Des agents et des courtiers sont délégués dans le pourtour méditerranéen, avec pour mission de rechercher et d’acquérir tous les ouvrages disponibles. Par ailleurs, les monarques commanditent la rédaction de certains livres pour compléter leur collection ; l’exemple le plus connu étant la traduction de la Bible hébraïque, dite la Septante, dont la mise en chantier sera ordonnée par PTOLÉMÉE II Philadelphe. Autre canal d’approvisionnement, des prêts sont “sollicités” auprès d’autres cités et royaumes, mais une méfiance, souvent justifiée, limitera la portée du procédé. Sous PTOLÉMÉE III, les textes “officiels” des trois grands auteurs tragiques ESCHYLE, SOPHOCLE et EURIPIDE seront empruntés à Athènes contre une caution relativement dérisoire. Une fois retranscrits, ce sont leurs copies qui seront renvoyées en Grèce, tandis que les précieux originaux demeureront dans le fonds de la bibliothèque.
Déterminés et peu scrupuleux, les rois Lagides ne reculent pas devant des méthodes peu orthodoxes et, pour tout dire, autoritaires. C’est ainsi que tout voyageur, passant par la ville d’Alexandrie, voit ses bagages inspectés et ses ouvrages dignes d’intérêt confisqués, le temps d’en effectuer une copie ; méthode qui n’est pas sans évoquer le futur dépôt légal. Mais, si le manuscrit est considéré comme particulièrement rare, il est tout bonnement soustrait et intégré au catalogue, son propriétaire n’en récupérant qu’une simple copie. Les spoliations pures et simples et les emprunts forcés sont donc monnaie courante. Les bateaux de passage, dans ce qui est alors un des plus grands ports de la Méditerranée, vont être particulièrement ciblés, pour alimenter ce qu’on appellera par la suite le “fonds des navires“.
Grâce à cette politique volontariste qui, malgré l’histoire très agitée de la dynastie, va perdurer jusqu’à la domination romaine, la bibliothèque d’Alexandrie prendra une ampleur inégalée pour son époque. En quelques décennies, le bâtiment abrite près de 400 000 ouvrages. Les rouleaux en papyrus sont conservés dans des étuis en bois et rangés dans des étagères enchâssées dans des murs (ci-dessous).
Pour autant, l’institution n’est pas une véritable bibliothèque publique au sens moderne du terme, dans la mesure où, propriété du souverain, elle n’est accessible qu’aux savants, aux intellectuels invités et aux personnes autorisées. Devant l’accroissement exponentiel du fonds et la fréquentation croissante du lieu, une annexe est créée au Serapeum, dans un bâtiment qui dispose d’une capacité de plus de 40 000 volumes et qui, semble-t-il, est accessible à un public élargi. La fondation de la bibliothèque d’Alexandrie est donc un magnifique succès pour les Lagides, dont la capitale devient le principal pôle intellectuel, scientifique et culturel du monde antique, son prestige rejaillissant sur une famille royale soucieuse de cultiver une image d’amie des lettres, des arts et des sciences.
Les autres souverains hellénistiques, ne pouvant rester insensibles au succès du monarque égyptien, aspirent à leur tour à consolider la gloire de leur dynastie et le rayonnement de leur patrie. Mais, force est de constater que, malgré leurs efforts, ces derniers seront bien en peine d’égaler la magnificence d’Alexandrie. Antioche, la capitale de l’autre grand Empire grec issu des conquêtes d’ALEXANDRE, celui des Séleucides, ne parviendra jamais à acquérir la même aura. De leur côté, Athènes et Rhodes, autres centres intellectuels renommés, sont dotés de bibliothèques prestigieuses, mais sans commune mesure avec “l’insurpassable” merveille égyptienne. La seule véritable concurrence va venir d’un petit royaume d’Asie Mineure : celui de Pergame.
La bibliothèque de Pergame
Issu des luttes sans merci des anciens généraux d’ALEXANDRE, ce nouvel État va bientôt s’affirmer, à partir de -282, comme une grande puissance régionale. D’abord sous tutelle théorique des Séleucides, la dynastie des Attalides va bientôt prendre son indépendance. Grâce à une politique habile fondée sur une alliance avec Rome et une retentissante victoire contre les Galates, les souverains agrandissent considérablement leur territoire, qui occupe une grande partie de l’ouest de la Turquie actuelle. Ce royaume jouit d’une grande prospérité économique, en partie due au fait que les Attalides ont mis la main sur le trésor de guerre de LYSIMMAQUE qui y était entreposé. Ces derniers peuvent donc se lancer dans une politique de grands travaux destinée à rehausser le prestige d’une dynastie encore jeune, mais aussi à faire oublier au reste du monde grec ses accointances avec les « envahisseurs » romains.
La cité se dote de grands monuments, bâtis sur une acropole (ci-dessous), au sein de laquelle sera érigée une riche bibliothèque.
Les Attalides vont directement concurrencer leurs rivaux en rassemblant dans leur capitale savants et artistes renommés, mais surtout en constituant une vaste collection d’ouvrages en mesure de soutenir la comparaison avec la bibliothèque d’Alexandrie qu’ils rêvent de surpasser pour faire de Pergame le phare du monde hellénique. C’est sous Eumène II, qui régnera entre -195 et -157, que prend corps un projet entamé par un prédécesseur qui avait commencé à rassembler une collection de rouleaux. Par la suite, pour agrandir leur fonds, les Attalides auront recours aux mêmes moyens “coercitifs” que ceux des Lagides. En plus des temples, théâtres, gymnases et autres réalisations imposantes, dont le fameux autel, est construit un grand bâtiment accolé au temple d’Athéna (le plan ci-dessous). Cet édifice, dont le plan nous est connu grâce à l’archéologie, est aménagé pour abriter une vaste collection d’ouvrages et une salle de lecture.
La “guéguerre” des bibilothèques
La compétition est alors lancée entre les deux royaumes qui démarchent, à l’image d’un véritable “mercato” antique, les meilleurs écrivains et savants pour les attirer dans leur cour et obtenir à tout prix des meilleurs manuscrits originaux. Dès lors, la concurrence devient féroce. PTOLÉMÉE V fait arrêter et emprisonner ARISTOPHANE de Byzance, un grammairien réputé mais surtout le chef du Mouseîon et directeur de la bibliothèque, sur la foi de rumeurs qui évoquent la possibilité de le voir quitter la bibliothèque d’Alexandrie pour Pergame. Courtisé par les deux cités, APOLLONIUS de Perge semble avoir longtemps hésité entre des cités qu’il a toutes deux fréquentées, avant d’opter définitivement pour la métropole égyptienne. Autre conséquence de cette politique agressive d’acquisitions, la bibliothèque d’ARISTOTE, ramenée par NÉLÉE dans la ville de Scepsis, est cachée par ses héritiers qui craignent que les Attalides ne s’en emparent arbitrairement. Malheureusement, ce fonds prestigieux est dissimulé dans une cave où les ouvrages, endommagés par l’humidité sont, en grande partie, irrémédiablement perdus.
Paradoxalement, nous ne disposons que de peu de renseignements sur le fonctionnement de la bibliothèque de Pergame. Nous pouvons simplement supposer que son fonctionnement était calqué sur celui de sa rivale, c’est-à-dire réservée aux lettrés et à la cour. Son classement était très certainement inspiré par celui mis en place de l’autre côté de la Méditerranée par CALLIMAQUE de Cyrène. Néanmoins, des différences de méthodologie distinguent les deux institutions. À Alexandrie, sous l’impulsion du bibliothécaire ZÉNODOTE, les érudits et les scribes sont invités à faire preuve de critique et à corriger tout ce qui apparaît comme une altération du texte original, alors qu’à Pergame, on recopie l’intégralité du texte sans intervenir sur le contenu. Enfin, les savants recrutés par Pergame, manifestement moins portés sur la littérature, semblent s’intéresser à des sujets plus éclectiques mais aussi plus prosaïques. Une exception quand même pour les textes homériques, œuvre centrale de la culture grecque antique, qui connaîtront à Pergame un exégète majeur en la personne de CRATÈS de Mallos.
La victoire du parchemin
Cette guerre entre bibliothèques finit par agacer fortement les souverains d’Alexandrie qui, selon la tradition, auraient eu alors l’idée de recourir à une solution définitive pour mettre fin à la concurrence : décréter un embargo total du papyrus à destination de sa rivale. Mais les ingénieux artisans de Pergame trouvent la parade en recourant à une technique existante appelée à connaître un développement quasi-industriel : le parchemin, dont le nom, issu du grec pergamênê fait directement référence à la grande cité d’Asie Mineure. Composées à partir de peaux de chèvres et de moutons apprêtées, les feuilles de parchemin ont le mérite d’être d’une grande qualité qui compense largement le caractère onéreux de leur fabrication. Par la suite, cette solidité leur permettra d’être pliées et reliées pour constituer des codex, les ancêtres de nos livres modernes.
Au fil des ans, la bibliothèque de Pergame s’agrandit considérablement, gagnant en prestige mais, malgré ses louables efforts, elle ne parviendra jamais à égaler celle d’Alexandrie. Elle n’en demeurera pas moins la deuxième par la taille du monde grec. En -133, ATTALE III meurt sans héritier et lègue son royaume à Rome, qui en fait une nouvelle province, celle d’Asie, dont la capitale devient Éphèse. Malgré sa brutale perte de puissance, Pergame conserve un grand prestige et ce, particulièrement grâce à ses monuments et à sa bibliothèque. Nous ignorons avec précision la date à laquelle cette dernière a effectivement disparu. Il semble bien que dès le Ier siècle avant notre ère, des ouvrages de son fonds ont commencé à être rachetés par des citoyens fortunés. Selon l’historien PLUTARQUE, MARC-ANTOINE aurait voulu confisquer 200 000 ouvrages de la bibliothèque pour les offrir à sa maîtresse CLÉOPATRE, compensant ainsi les pertes subies lors d’un incendie qui, au cours d’affrontements, s’était déclaré quelques années auparavant dans la bibliothèque d’Alexandrie.
Nous perdons ensuite définitivement la trace de la bibliothèque de Pergame et, il faut bien le reconnaître, la postérité ayant tranché, c’est bel et bien celle d’Alexandrie qui, dans tous les esprits, demeure aujourd’hui “la” grande bibliothèque du monde antique. Elle va à son tour disparaître corps et biens à une date qui fait toujours l’objet de nombreux débats, mais c’est de son modèle que s’inspireront toutes celles qui viendront ensuite en Occident et dans une grande partie de l’Orient.