La naissance tourmentée de l’Encyclopédie
La genèse de l’Encyclopédie fut particulièrement agitée et riche en rebondissements. Outre les nombreuses dissensions internes et les procès, les architectes de ce magnifique projet ont dû affronter mille et une tracasseries de la part des autorités, dans un conflit qui culminera au cours de l’année 1759 par une mise à l’index et la révocation du privilège. Mais les Encyclopédistes ne se sont pas uniquement heurtés aux institutions officielles, administratives, judiciaires ou religieuses. En effet, ils n’ont cessé de trouver en travers de leur chemin, avant même que le premier volume ne voie le jour, une véritable nébuleuse d’ennemis acharnés qui leur ont livré une véritable guerre par pamphlets, lettres et journaux interposés.
CHAUMEIX et ses Préjugés
Issus d’horizons divers et ne partageant pas tous des griefs identiques contre l’entreprise de DIDEROT et d’ALEMBERT, les “Anti-Encyclopédistes“, comme ils seront désignés, vont mener une longue guerre d’usure. Sans relâche, ils essaieront de dévaloriser le travail de leurs adversaires sur les plans intellectuel, philosophique et littéraire, avec un art consommé de la controverse. L’un des plus farouches détracteurs de l’Encyclopédie sera un certain Abraham Joseph de CHAUMEIX, plus connu sous le nom de plume d’Abraham CHAUMEIX. Sa relative notoriété posthume sera indissociablement liée à son combat contre un ouvrage qu’il considèrera d’emblée comme un “recueil de pièces détachées”, et auquel il déniera toute valeur encyclopédique, le qualifiant de “dictionnaire inutile et désordonné ʺ.
Fils d’un officier du génie, CHAUMEIX semble, dans un premier temps, envisager d’embrasser l’état ecclésiastique, avant de se tourner vers l’étude du droit. Il renonce pourtant à y faire carrière pour devenir précepteur et répétiteur. Puis, désireux de vivre de sa plume, il s’installe à Paris en 1757 pour y tenter sa chance comme écrivain. Ce personnage somme toute assez obscur, bien qu’ayant bénéficié un temps de la protection du Dauphin, va connaître son heure de gloire en devenant, un peu malgré lui, et finalement pour son malheur, le “champion” du parti anti-encyclopédiste. Janséniste, et par là détracteur farouche des jésuites qu’il retrouvera à ses côtés dans la cabale anti-encyclopédiste, il considère que l’Encyclopédie est avant tout un outil forgé contre le christianisme, un éloge du matérialisme et un monument d’impiété destiné à saper les fondements de la foi et de la religion.
Avant que CHAUMEIX ne se décide à rentrer dans la mêlée, l’Encyclopédie a déjà essuyé plusieurs tempêtes. Alors que les deux premiers tomes sont parus, les Jésuites réussissent, en février 1752, à obtenir une première interdiction, qui ne sera annulée qu’en novembre 1753 grâce à l’intervention de MALESHERBES. La parution reprend mais les ennemis des Encyclopédistes, qui assimilent leur combat à celui engagé contre les philosophes des Lumières, ne désarment pas. Trois périodiques, le fameux Journal de Trévoux, Les Nouvelles ecclésiastiques et La Religion vengée ou réfutation des auteurs impies, se lancent dans une véritable croisade contre le “parti philosophique” en général, et contre les articles de l’Encyclopédie en particulier.
C’est dans ce contexte qu’entre novembre 1758 et janvier 1759 paraissent les huit volumes de l’ouvrage de CHAUMEIX intitulé : Préjugés légitimes contre l’Encyclopédie et essai de réfutation de ce dictionnaire (ci-dessous).
CHAUMEIX choisit de livrer bataille à deux ouvrages qui, à ses yeux, mènent une offensive frontale contre le christianisme. En premier lieu, l’Encyclopédie, dont il a épluché les sept tomes parus “pour examiner quel respect les Encyclopédistes avaient pour Jésus-Christ, pour l’Écriture sainte et pour la Religion”. Sa seconde cible, le livre De l’esprit, n’a pas manqué de déclencher un scandale dès sa publication en 1758. L’auteur de cet essai, qui pousse très loin la notion de matérialisme, n’est autre que Claude-Adrien HELVÉTIUS, un ami de plusieurs Encyclopédistes dont VOLTAIRE et DIDEROT ; raison pour laquelle les ennemis de l’Encyclopédie auront beau jeu de souligner la proximité idéologique des deux ouvrages. Il s’ensuit que CHAUMEIX consacrera deux tomes de son livre à réfuter le texte philosophique d’HELVÉTIUS, et trois tomes à attaquer John LOCKE, qu’il accuse d’être “le maître des Encyclopédistes et d’HELVÉTIUS”.
Dans une œuvre foisonnante à la prose entortillée et au style alambiqué, CHAUMEIX, soucieux de réfuter aussi bien le fond que la forme, se lance dans une véritable étude psychologique des “philosophes” ; tentative qui nous vaut des analyses hasardeuses et souvent bancales. Contestant d’emblée le sens même de l’entreprise encyclopédique, dont il raille la “présomption” des auteurs, il en attaque le contenu proprement dit. Délaissant le domaine des arts et métiers, il réserve ses critiques à ce qui relève de la métaphysique et de la philosophie. Sans ambages, il déclare la guerre à l’Encyclopédie : “Je me propose d’être utile à cette partie de leurs Lecteurs qui, n’étant pas en état de connoître par eux-mêmes le venin renfermé dans ce Dictionnaire, pourroient s’empoisonner, en croyant y trouver une solide nourriture.” La riposte ne va guère se faire attendre pour s’abattre avec force sur notre malheureux janséniste, qui n’était visiblement pas de taille à affronter une telle épreuve.
La vigoureuse contre-attaque des philosophes
Dès la parution des deux premiers volumes de l’ouvrage de CHAUMEIX, une grande partie du monde des lettres fustige sans ménagement un auteur dépeint par GRIMM comme “un janséniste d’une bêtise peu commune”, tandis que le Journal encyclopédique met en avant “l’aigreur qui règne dans son style et le superbe mépris qu’il montre pour des écrivains au moins très respectables pour leur génie”. Dans ce même périodique, Pierre ROUSSEAU va même jusqu’à avancer que CHAUMEIX ne serait qu’un fantoche servant de prête-nom à l’abbé LELARGE de LIGNAC.
La polémique enfle et, en mars 1759, la contre-attaque la plus virulente prend la forme d’une brochure anonyme intitulée Mémoire pour Abraham Chaumeix contre les prétendus philosophes Diderot et d’Alembert .
Ce “libelle affreux”, pour reprendre l’expression de Joseph d’HEMERY, se présente comme une défense de l’écrivain faussement laudatrice, puisqu’on y trouve même une demande de béatification de CHAUMEIX. Sous prétexte de répondre aux accusations des philosophes, notre polémiste est dépeint à la fois comme un allié de la papauté, un espion de la police et un homme de paille. Malicieux, l’auteur du pamphlet fait mine de réfuter le soupçon que l’anti-encyclopédiste serait un jésuite déguisé, ce qui constitue une insulte suprême pour cet ennemi déclaré de la Compagnie de Jésus : “Ai-je jamais, dit-il, empoisonné mes ennemis ? Ai-je assassiné mes maîtres ? Ai-je déshonoré mes disciples ? Voilà ce que mes adversaires, malgré toute la rage dont ils sont animés, n’ont osé ni prouver ni avancer ; on ne peut donc ni prouver ni avancer que j’aye été jésuite.”
Qui se cache derrière cet opuscule pour le moins vachard, qui va connaître un succès fulgurant ? Le mystère reste entier… Spontanément, le soupçon se porte sur DIDEROT, qui doit se justifier et protester avec force de son innocence auprès des autorités. Plus tard, le nom d’André MORELLET sera avancé, mais sans preuve concluante. C’est désormais avec plus de certitude qu’est attribuée à Henri-Joseph DULAURENS la paternité d’un pamphlet “qui fit un bruit épouvantable”, et au sujet duquel GRIMM a écrit que “les encyclopédistes ont eu raison de dire que cet ouvrage est d’un ennemi bien cruel, ou d’un ami bien indiscret”.
Le calvaire de CHAUMEIX, déjà bien ridiculisé, ne fait que commencer. En effet, après l’interdiction prononcée contre L’Encyclopédie, il va devenir une des têtes de Turcs des Encyclopédistes et de leurs nombreux soutiens. L’année suivante est publié un nouveau pamphlet intitulé : Justification de plusieurs articles du dictionnaire encyclopédique ou Préjugés légitimes contre Abraham-Joseph de Chaumeix.
Dans cet ouvrage, LECLERC de MONTLINOT, qui ne signe pas, entend réfuter point par point les thèses avancées par CHAUMEIX pour démontrer l’inanité des accusations portées contre l’Encyclopédie, en évoquant “le fiel amer qu’il a fait couler de sa plume”. Si le ton se veut docte sans verser dans la satire, il n’en est pas moins mordant et impitoyable : ” Le défi orgueilleux qu’il fait à la tête de son ouvrage ; le zèle inquiet & véhément qu’il témoigne partout, semble ôter à la conduite toute son atrocité : mais que cette justification eft foible quand on prouve l’infidélité avec laquelle il a présenté à ses lecteurs les extraits qu’il a tirés du Dictionnaire encyclopédique ! Que la logique paroit odieuse, quand on expose la foiblesse de la partie métaphysique de son ouvrage !” Il est en particulier reproché à CHAUMEIX de n’être animé que par un zèle fanatique, de n’avoir rien compris sur le fond des articles qu’il a incriminés, et de n’avoir utilisé que des citations et des extraits tronqués.
Bafoué dans son honneur, accusé de malhonnêteté intellectuelle, le polémiste répond à ce texte par un nouvel opuscule : Les Philosophes aux abois. Railleur et méprisant envers ses adversaires, passionné mais brouillon dans sa démarche, il refuse de s’engager dans une longue démonstration, se contentant de réitérer ses griefs envers des Encyclopédistes qui, à ses yeux, ne sont que des ennemis de la religion déguisés en savants et en écrivains.
Mollement soutenu par les Anti-Encyclopédistes, attaqué de toutes parts, CHAUMEIX achève d’être discrédité par la plume acérée de VOLTAIRE qui, en 1760, ne va lésiner ni sur la calomnie ni sur la satire pour en dresser un portrait au vitriol, qu’il publie sous le titre Le Pauvre Diable, un texte en vers d’une vingtaine de pages attribuée à un fictif VADÉ.
Dès la préface, le ton est donné : “J’ai des préjugés légitimes, que vous êtes un des plus absurdes barbouilleurs de papier qui se soient jamais mêlés de raisonner.” Notre homme est dépeint comme un incapable “sans biens, sans métier, sans génie” qui, échouant à faire carrière dans divers métiers, se tourne par dépit vers l’écriture en prenant pour modèle un polémiste comme FRÉRON. Sans le citer nommément, VOLTAIRE place cette tirade assassine dans la bouche de CHAUMEIX : ” Persécuteur, délateur, espion ; Chez les dévots je forme des cabales ; Je cours, j’écris, j’invente des scandales ; Pour les combattre & pour me faire un nom ; Pieusement semant la zizanie ; Et l’arrosant d’un peu de calomnie ; Imite-moi, mon art est assez bon ; Suis comme moi les méchants à la piste ; Crie à l’impie, à l’athée, au déiste ; Au Géomètre; & surtout prouve bien : Qu’un bel esprit ne peut être Chrétien ; Du rigorisme embouche la trompette ; Sois hypocrite, & ta fortune est faite.”
Ce texte connaît un franc succès… CHAUMEIX a beau tenter d’y répondre, il restera durablement ridiculisé par VOLTAIRE, qui continuera à l’accabler dans près d’une quinzaine de textes divers. Des années plus tard, il essaiera de rendre la monnaie de sa pièce à “l’ermite de Ferney” avec son Voltaire aux Champs-Élysées, ouvrage qui passe inaperçu et auquel le principal intéressé ne daigne pas répondre. Découragé et déprimé, CHAUMEIX se résout à quitter le pays en 1763, à l’invitation de CATHERINE II de Russie, celle-là même qui, plus tard, accueillera DIDEROT. Grâce à la protection de la souveraine, il obtient de s’occuper de l’éducation de jeunes aristocrates, et se distingue en intervenant auprès de la tsarine pour que les pauvres aient droit à une sépulture décente. Dans une lettre datée de 1765, CATHERINE écrit à VOLTAIRE : “Voilà donc Abraham CHAUMEIX en Russie qui devient raisonnable.” Le philosophe saluera ce revirement, en prenant soin d’ajouter qu’il y a un miracle qu’elle ne peut faire, c’est de donner de l’esprit à Abraham CHAUMEIX.
La paternité de La Petite Encyclopédie, ou Dictionnaire des philosophes, publiée à Anvers, a longtemps été attribuée à CHAUMEIX ; mais ceci semble erroné, même si certaines parties de l’ouvrage ont très certainement été empruntées à ses Préjugés. Largement oublié dans son pays natal et dépourvu de tout pouvoir de nuisance envers ses anciens adversaires, CHAUMEIX meurt, dans un anonymat relatif, à Saint-Pétersbourg en novembre 1773. Entretemps, la parution de l’Encyclopédie a repris, et les derniers volumes de planches ont été publiés en 1772 ; non sans que l’équipe éditoriale ait eu à affronter d’autres épreuves et des ennemis autrement plus coriaces que CHAUMEIX. Ce sont ces nouvelles péripéties que nous avons l’intention de relater dans de futurs billets.
Pour revenir sur la querelle des Préjugés, nous vous invitons à lire l’article de Sylviane ALBERTAN-COPPOLA intitulé Les Préjugés légitimes de Chaumeix ou l’Encyclopédie sous la loupe d’un apologiste.