Les livres hors-la-loi
Régulièrement, l’actualité de la création littéraire et artistique est agitée par des débats et des polémiques sur l’épineuse question des limites juridiques et philosophiques qui encadrent la liberté d’expression. Dans des pays et des sociétés qui se revendiquent démocratiques et libérales, le principe même de la censure est souvent vu comme un vestige des anciens temps. Pourtant, aujourd’hui comme hier, il existe des écrits susceptibles d’être accusés de menacer l’ordre public, la morale ou même la paix civile. Á ce titre, ils peuvent toujours faire encourir à leurs auteurs des poursuites judiciaires et être menacés d’interdiction. Franchissant la ligne rouge, ouvertement ou en jouant sur l’ambiguïté du propos, certains auteurs voient ainsi leur livre se retrouver au cœur d’une controverse passionnée, qui aboutit à la prohibition de sa vente et de sa diffusion publique. Nous allons revenir dans une série de billets sur le destin d’ouvrages qui, ayant créé le scandale à leur sortie, sont toujours considérés comme dangereux des décennies après leur publication.
En janvier 1971, l’éditeur new-yorkais Lyle STUART – déjà réputé pour avoir promu des auteurs controversés et des best-sellers sulfureux – sort un ouvrage écrit par un jeune inconnu âgé de 19 ans du nom de William POWELL. Affublé d’une couverture austère (ci-dessous) et du titre quelque peu énigmatique de Anarchist Cookbook, l’ouvrage va immédiatement semer le trouble dans une société américaine déjà sous tension.
Le mouvement contestataire réclamant la fin de l’engagement militaire au Vietnam est alors à son apogée, tandis que s’épanouit une contre-culture qui rallie une grande partie de la jeunesse. Au tournant des années 70, la contestation prend une tournure plus radicale, certains n’hésitant plus à recourir à la violence. Ayant fui son village à l’âge de dix-sept ans pour venir s’installer à New York, POWELL a, quelque temps plus tard, le déplaisir de recevoir une convocation de l’US Army pour y être recruté. N’ayant guère envie de participer à une guerre qu’il désapprouve totalement, il passe outre. Dès lors, celui qui veut devenir écrivain élabore un projet éminemment politique : rédiger, à l’attention de ceux qui contestent le gouvernement et la société conservatrice de son époque, un manuel pratique dans lequel il expose les moyens d’autodéfense contre toute velléité totalitaire de l’État ou du capitalisme. En bref, il ne s’agit ni plus ni moins qu’un guide de la subversion et de l’insurrection, comme d’ailleurs l’auteur le reconnaîtra lui-même lorsqu’il déclarera par la suite que “l’idée centrale du livre était que la violence est un moyen acceptable pour provoquer un changement politique”.
À partir de 1968, POWELL recueille un grand nombre d’informations, aussi bien dans des brochures à diffusion confidentielle issues des milieux alternatifs, anarchistes et “underground”, que dans des ouvrages accessibles au grand public. À la New York Public Library, il compulse de nombreux manuels militaires, des livres traitant de survie ou de techniques de combat, et même le guide officiel des Boy Scouts of America.
Un manuel du parfait petit terroriste
Le résultat est pour le moins explosif, et cet adjectif n’est pas choisi par hasard comme nous allons le voir ! En fait de recettes, le lecteur peut ainsi apprendre, en plus de notions d’électronique et de télécommunication, comment fabriquer et utiliser diverses drogues hallucinogènes – dont le fameux diéthyllysergamide, plus connu sous l’acronyme de LSD -, les techniques de combat rapproché ou au corps-à-corps, à mains nues mais aussi avec diverses armes par nature ou improvisées. Il propose également des moyens simples pour saboter divers engins ou installations (ci-dessous à gauche, le sabotage d’un pont) ou pour installer des pièges. Mais l’auteur n’en reste pas là : il détaille aussi le mode d’emploi pour fabriquer des engins explosifs ou incendiaires, comme des cocktails Molotov (ci-dessous à droite), des grenades et des bombes artisanales. C’est ce chapitre consacré aux explosifs qui contribuera pour beaucoup à la célébrité de l’ouvrage…
Il va sans dire que la sortie du livre suscite pas mal de remous, nombreux étant ceux qui réclament son interdiction pure et simple. Le FBI et la Maison-Blanche se penchent sur le dossier, mais il est finalement statué que l’ouvrage rentre dans le cadre du Premier Amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, de sorte que sa publication n’est pas suspendue. Pour autant, beaucoup de bibliothèques et de librairies le prohibent ou en restreignent l’accès aux majeurs. D’autres critiques soulignent le côté très amateur du livre et estiment que nombre de ses recettes relèvent du simple bricolage. Ils jugent que ces modes d’emploi – illustrés par des dessins et des schémas parfois assez maladroits, pour ne pas dire approximatifs – sont finalement peu fiables et susceptibles de se retourner contre ceux qui se risqueraient à les mettre en œuvre.
POWELL ne se voit pas comme un agitateur. Rejetant à la fois le fascisme et le communisme, et très hostile aux dérives du capitalisme, il se présente comme un défenseur d’une majorité silencieuse des citoyens américains, à laquelle il donne les moyens de prendre son destin en main en cas de crise institutionnelle aigüe. Sa définition de l’anarchisme est assez personnelle et des groupuscules lui reprocheront par la suite d’avoir usurpé le terme pour l’intégrer dans un titre spectaculaire et racoleur qui a beaucoup contribué à la célébrité de l’ouvrage. Dans sa préface, il précise bien que les publics visés ne sont aucunement les activistes d’extrême-gauche ou d’extrême-droite, prenant même soin d’y insérer cet avertissement : “Lisez ce livre, mais gardez à l’esprit que les sujets abordés ici sont illégaux […] Et plus important encore, presque toutes les recettes sont dangereuses [….] Ce livre n’est pas destiné aux enfants ou aux imbéciles.”
Si, aux États-Unis, le livre entame une longue carrière, d’autres pays vont rapidement en interdire la traduction, l’importation et la publication, à l’image de la France qui publie un arrêté, le 23 juin 1971, stipulant que “la circulation, la distribution et la mise en vente de la publication en langue anglaise intitulée The Anarchist Cookbook par William Powell, éditée par Lyle Stuart Inc., à New York, sont interdites sur l’ensemble du territoire. Ces interdictions s’appliquent à toute nouvelle édition dudit ouvrage, quels qu’en soient l’éditeur et la langue dans laquelle il est rédigé”.
En dépit des avertissements de l’auteur, l’Anarchist Cookbook figurera parmi les sources utilisées par des terroristes, des criminels, ou des tueurs de masse comme les deux lycéens de Columbine qui avaient utilisé le livre pour fabriquer une bombe qui, heureusement, n’avait pas fonctionné. À chaque fois, l’évocation du livre relancera le débat sur son interdiction définitive et son bannissement de la toile. Dans certains pays comme au Royaume-Uni, plusieurs personnes suspectées de préparer un attentat seront même inculpées simplement pour avoir eu ce livre en leur possession ; le dernier cas recensé ne remontant qu’à 2021.
Une erreur de jeunesse ?
Chose surprenante, parmi ceux qui réclament avec le plus de virulence que le livre ne soit plus imprimé et vendu ? figure désormais… POWELL lui-même ! En effet, une fois passée la colère qui l’animait à l’époque où il avait rédigé son brûlot, ce dernier s’est clairement rangé, désavouant désormais publiquement ses anciennes convictions et son premier livre. Converti à l’anglicanisme, il est devenu professeur et auteur d’essais sur la pédagogie. Après avoir longtemps été expatrié, il tente, à son retour aux États-Unis, d’obtenir la censure de ce qu’il qualifie d’“erreur de jeunesse” ou, pour reprendre ses mots, “le produit malavisé de ma colère d’adolescent face à la perspective d’être enrôlé et envoyé au Vietnam pour combattre dans une guerre à laquelle je ne croyais pas”. Marqué par le fait que son livre a été incriminé lors d’enquêtes sur des attentats et des tueries – Oklahoma City, Columbine, Londres, Aurora, Arapahoe, etc. -, il fait preuve de remords et admet, au cours d’une interview (ci-dessous), avoir grandement sous-estimé la portée de son livre. Tout cela en vain, et même après sa mort, survenue en juillet 2016, son nom restera associé pour l’éternité à ce qui est encore considéré comme un guide du terroriste amateur.
Mais, malgré ses regrets publics, POWELL avait perdu la main sur son livre dès sa parution. Inexpérimenté dans le domaine de l’édition et sans doute lassé par les refus des éditeurs – il en avait sollicité près d’une trentaine avant d’en trouver un qui accepte de le publier -, il avait cédé ses droits d’auteur à STUART, qui n’avait jamais eu l’intention de renoncer de publier un livre qui rencontrait alors un réel succès et dont le parfum de scandale servait son image d’éditeur rebelle et anticonformiste. En 1991, alors que des éditions pirates continuent à circuler, son catalogue est racheté par une société qui abandonne la parution du titre. En 2002, les droits d’auteur sont rachetés par une maison d’édition de l’Arkansas, qui le fait réimprimer. En 2016, on compte deux millions d’exemplaires de The Anarchist Cookbook vendus dans le monde depuis 1971. Il va sans dire que ce chiffre ne tient pas compte de sa diffusion sur la Toile, où des “fans” en ont corrigé, actualisé et amendé le contenu. Pourtant, s’il conserve sa réputation d’ouvrage subversif et dangereux, ce livre est dépassé, pour ne pas dire obsolète. À l’ère d’Internet, les informations données par POWELL sont devenues facilement accessibles et beaucoup plus complètes et détaillées. Remontant à une époque où l’information était beaucoup plus difficile à trouver, en particulier sur des sujets sensibles, The Anarchist Cookbook fait désormais figure de vestige et d’objet de curiosité.