Lexicographe éclairé mais non-voyant
La conception d’un dictionnaire est un travail littéraire chronophage, exigeant et de longue haleine. De ce fait, nombre de projets ont été abandonnés ou sont demeurés inachevés par découragement, manque de temps ou de moyens. Il arrive aussi qu’ils aient avorté pour des raisons d’ordre personnel ou conjoncturel, le cas le plus irrémédiable étant le décès du lexicographe. A contrario, certains auteurs, dont les projets ne sont pas allés à terme, n’auront pas œuvré en vain quand leurs manuscrits et leurs notes seront repris après eux. Nous allons nous intéresser à un exemple de ce type, avec Marie-Charles-Joseph POUGENS, (ci-dessous). Malgré un sévère coup du sort, celui-ci a pu, grâce à sa persévérance, faire en sorte que sa “grande œuvre” ne sombre pas dans l’oubli et serve de substrat à des publications ultérieures.
Né en août 1755 à Paris, les origines familiales de POUGENS sont mal définies. Le nom de sa mère est inconnu et il semble qu’elle n’ait tenu aucun rôle dans sa vie. Selon la marquise de CRÉQUY, il est le fils illégitime du prince de CONTI, cousin du roi, dont il restera proche. Rien ne permet de confirmer cette filiation supposée, mais il est acquis qu’il bénéficiera, toute une partie de sa vie, de la bienveillance et de la protection de hautes personnalités dont celle du prince de CONTI, qui lui apportera son soutien jusqu’à sa mort. Il connaît indéniablement des gens de pouvoir, tant dans le monde politique que dans celui des arts et des lettres ; entre autres, il est un intime de D’ALEMBERT et du marquis de LA FAYETTE. De constitution fragile, il reçoit à domicile une très bonne instruction, dont des cours de musique, de dessin et de peinture ; un de ses professeurs se trouvant être Jean-Jacques BACHELIER. Sa soif d’apprendre est immense et, selon ses dires, il se drogue littéralement au café pour écourter ses nuits, réduites à quatre heures de sommeil afin d’accroître son temps de lecture au-delà du raisonnable.
S’il excelle dans les langues et la littérature, c’est à une carrière diplomatique qu’il se destine. Il est envoyé à Rome en 1776, où le cardinal BERNIS, ambassadeur de France dans la Ville éternelle, le prend sous son aile. Les deux hommes nouent une solide amitié et POUGENS se voit rapidement intégré à la bonne société de la ville. Mais, s’il est effectivement initié aux subtilités de l’art diplomatique par son mentor et par l’ambassadeur de Malte, il est surtout enchanté de découvrir une ville dont il s’empresse d’explorer les vestiges historiques et les merveilles artistiques. Inspiré par sa nouvelle résidence, il se met à peindre et remporte le prix de l’Académie de peinture de Rome, distinction qui, en 1778, lui permet d’être admis en son sein.
C’est dans la Ville éternelle qu’il entame, en mai 1777, un grand projet dédié à la langue française, soit un grand recueil de citations puisées chez les auteurs de toutes les époques, “destinées à étendre les diverses acceptions des mots de notre langue“. Ce travail doit servir de base à un dictionnaire grammatical historique et exhaustif. Comparant sa tâche à celle d’un “explorateur“, il se lance dans un titanesque travail de recherche bibliographique, de collecte et de compilation. Au cours de l’élaboration de ce qu’il baptisera son Trésor des origines, et auquel il veut adjoindre un Dictionnaire grammatical raisonné de la langue française, il se prend de passion pour l’histoire linguistique et l’étymologie du français. Il écume les bibliothèques romaines, avec une prédilection pour le fonds du Vatican. Son projet est bien engagé quand une grave déconvenue va le couper net dans son élan.
En effet, au cours de l’automne 1779, il voit sa santé se dégrader. Un jour déjà surmené, il entreprend une visite en solitaire dans des catacombes où, sa torche s’étant éteinte, il manque de ne pouvoir ressortir. Quelques jours après une mésaventure où il aura peut-être été victime de l’air vicié du lieu, il se plaint de violents maux de tête, son corps le lâche et il est contraint de s’aliter. Pendant des semaines, il souffre de fortes fièvres et de douleurs intenses, se retrouvant à plusieurs reprises entre la vie et la mort. Au cours de sa convalescence, ses yeux gonflent et sa vue se voile considérablement. Le médecin dépêché sur place déclare son œil droit condamné et ne se montre guère optimiste sur le sort de l’œil gauche.
Ayant perdu toute confiance en ses médecins romains, escorté par son ancien précepteur, au cours de l’été 1779 il regagne la ville de Lyon, où il se confie aux bons soins d’un oculiste renommé qui se targue de pouvoir lui restaurer la vue. Hélas, après un traitement douloureux à base de lotions corrosives, le médecin achève de rendre son patient totalement aveugle. C’est ainsi que POUGENS perd la vue à 24 ans alors qu’il a laissé ses livres et ses notes à Rome où il comptait bien revenir. De retour à Paris, il se réfugie alors plus complètement que jamais dans l’étude, mettant à profit sa grande mémoire et fréquentant assidûment la Bibliothèque royale. Avec l’aide d’un secrétaire, il commence une bibliographie raisonnée, qui restera à l’état de prospectus, mais il n’abandonne pas pour autant son Trésor, pour lequel il continue à accumuler de la matière.
Grâce à l’intervention de plusieurs de ses amis, il est sollicité en 1786 par VERGENNES, le ministre des Affaires étrangères, pour se rendre en Angleterre afin de récolter le plus d’informations possible dans la perspective d’un traité de commerce entre les deux nations. Il passe trois années à Londres, où il a l’occasion de faire la connaissance du chevalier d’ÉON et de CAGLIOSTRO, avant de devoir regagner la France pour raison de santé, et assister au début des événements révolutionnaires. Il réussit à échapper à l’emprisonnement malgré ses amitiés avec de grands noms de la noblesse, mais il se trouve ruiné par la dépréciation rapide des assignats et la disparition de ses rentes. Dès lors, il se résout à gagner sa subsistance en devenant libraire et traducteur. Il doit également se séparer de son précieux secrétaire qui l’assistait dans la rédaction de son Trésor, projet auquel il n’a pas renoncé mais qu’il est désormais dans l’obligation de mettre en suspens. Son commerce finit par prospérer, au point de lui permettre de fonder une imprimerie qui emploiera jusqu’à une cinquantaine de personnes, puis un journal, La Bibliothèque française. Unanimement reconnu pour son érudition, POUGENS est également chargé de préparer la bibliothèque embarquée lors de l’expédition d’Égypte et, en mai 1799, il est nommé membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
C’est aussi à partir de son retour à Paris qu’il peut enfin se consacrer pleinement à l’écriture, n’ayant jusque-là qu’un titre à son actif : Récréations de philosophie et de morale ; ouvrage édité en 1784. S’il aborde divers genres et sujets, il porte toujours un intérêt particulier à la langue française. Dans son Vocabulaire de nouveaux privatifs français imités des langues latine, italienne, espagnole, portugaise, allemande et anglaise, publié en 1794, il met à profit son avant-propos pour évoquer son futur ouvrage : “Cet ouvrage m’a coûté trois années, maintenant qu’il est terminé je vais me livrer tout entier à un autre travail plus étendu, et dont je m’occupe depuis plus de seize années. Moins aride et plus philosophique que celui-ci, il renfermera les diverses étymologies tirées des langues anciennes, et principalement de celles du Nord, en remontant toujours aux racines primitives, mais sans autre système que celui qu’indique nécessairement l’histoire, la critique et la philosophie ; car les mots sont comme les hommes, leur nature est mixte puisque l’invasion, la conquête, le commerce ont également confondu les nations et les divers idiomes.” Il expose une ébauche de son plan : “À la suite des étymologies, on trouvera les variantes des mots selon l’ordre chronologique des siècles ; les définitions, cette partie si essentielle de la philosophie spéculative ; les acceptions diverses, qui sont aux définitions ce que les espèces sont aux genres ; les exemples tirés des classiques qui ont illustré les trois siècles de notre littérature ; enfin, la synonymie, l’homonymie, la prosodie, etc.” En 1799, à l’occasion de la sortie de la seconde édition de son livre Essai sur les antiquités du Nord, il livre une présentation beaucoup plus détaillée de l’organisation de son futur ouvrage.
On peut penser que le projet va enfin se concrétiser dans un avenir proche, mais il n’en sera rien. Bien que POUGENS n’ait cessé d’y travailler et qu’il ait rappelé à plusieurs reprises son ardent désir de voir son livre aboutir, il sera un peu débordé par l’ampleur de la tâche. En effet, fidèle à son caractère perfectionniste, il a rassemblé une très abondante documentation qu’il lui faut trier et organiser. Il prévoit de publier six volumes pour le Trésor et quatre pour le Dictionnaire grammatical raisonné. Impatient de voir son travail se concrétiser, vers 1817 il décide de réaliser un échantillon de son livre. C’est ainsi que, deux ans plus tard, un volume in-folio de 447 pages frappé de la mention “spécimen” est enfin publié à Paris (ci-dessous).
Un livre-florilège
Dans ce livre, POUGENS a rassemblé une cinquantaine de mots – d’Acheter à Czar -, parmi lesquels figurent Amazones, Chamois, Bachelier, Cohorte, Alouette, ou encore Colosse et Ambassadeur. Chaque notice est le résultat d’un immense travail de documentation et témoigne du haut niveau d’érudition dont POUGENS fait montre. Le résultat, réellement impressionnant, démontre sa difficulté à être sélectif et synthétique dans un texte sans cesse enrichi de digressions historiques. Puisant dans des sources très diverses, il met également un point d’honneur à utiliser les alphabets et les écritures d’origine. C’est ainsi, qu’émaillant les notices, se retrouvent des mots en grec ancien, en arabe, en hébreu, en géorgien, en sanskrit, en syriaque, en gothique, en persan, en arménien, en turc, etc. Cet ouvrage, dense, parfois très touffu et enrichi de nombreuses références bibliographiques, constitue indéniablement une véritable mine d’informations. Nous avons un exemple ci-dessous avec une petite partie du développement de la définition du mot “Assassin”.
Le lecteur contemporain comme celui de 1819 ne peuvent que s’incliner devant un résultat remarquable à bien des égards, fruit d’un labeur gigantesque, accompli quasiment seul, mais avec l’aide efficace de secrétaires particulièrement dévoués, sur plusieurs décennies. À ce titre, ce spécimen est largement salué par ses pairs, le roi LOUIS XVIII s’écriant, en découvrant un exemplaire : “Eh mon Dieu ! Ce n’est point-là le travail d’un seul homme, mais celui d’une congrégation !”
Un Trésor à l’état de spécimen
Sentant que, même après ce coup d’essai réussi, il ne parviendrait sans doute pas à voir l’achèvement de son œuvre, POUGENS prépare son passage de flambeau : “Si les années qui s’accumulent sur ma tête, si mes forces usées par la persévérance, par mes longs, mes pénibles travaux, ne me permettaient pas de mettre les dernières lettres de mon Trésor des Origines et de mon Dictionnaire grammatical raisonné &c., en état d’être livrées au public, je ne serais que médiocrement affligé de cette interruption involontaire ; car mon travail n’en souffrirait point. M. Théodore Lorin, membre de plusieurs académies, mon ami, mon meilleur élève, et que j’ai formé durant vingt-quatre ans, me remplacerait avec succès […]. Aussi, j’ose le présenter avec confiance à l’Europe savante, sûr qu’il justifiera l’opinion que, dès sa première jeunesse, m’avoient inspiré les heureuses dispositions qu’il a reçues de la nature, et que j’ai eu le bonheur de développer”.
Nous savons aujourd’hui qu’il n’en sera rien et que son Trésor restera inachevé. Mais POUGENS aura quand même le temps, avant de décéder, en décembre 1833 à l’âge de 78 ans, la satisfaction de pouvoir livrer à la postérité une autre partie, encore plus conséquente, de ses travaux sur la langue française. En 1821 est ainsi publié l’ouvrage Archéologie française ou Vocabulaire de mots anciens tombés en désuétude et propres à être restitués au langage moderne, dont Sylvestre de SACY résume l’objectif en ces termes : “Il a pour objet, non de créer des mots nouveaux, mais de remettre en circulation quelques-uns de ceux que la bizarrerie de la mode a abandonnés, et souvent sans les remplacer.” L’auteur, assez conservateur et rétif aux néologismes autres que ceux imposés par les progrès des sciences et techniques, y propose ainsi de “réintégrer dans le langage moderne plusieurs mots sonores et nécessaires qui, proscrits par un capricieux usage, sont tombés en désuétude”. Nous vous présentons quelques petits exemples ci-dessous.
S’il faut regretter que POUGENS n’ait pas pu achever son grand livre sur la langue française, son échec n’aura pas été complet. Son œuvre lui permet en effet de figurer, même de manière très secondaire, dans l’histoire de la lexicographie française, puisque par la suite son travail servira de référence et de modèle à d’autres lexicographes. Émile LITTRÉ rendra plus tard hommage en ces termes au grammairien aveugle, dans la préface de son célèbre dictionnaire : “J’en dois dire autant de Pougens. Lui est de notre siècle ; il avait projeté un Trésor des origines de la langue française ; un Spécimen en a été publié en 1819, et deux volumes, sous le titre d’Archéologie française, en ont été tirés. Pour s’y préparer, il avait fait des extraits d’un grand nombre d’auteurs de tous les siècles ; ses dépouillements sont immenses ; ils remplissent près de cent volumes in-folio ; c’est la bibliothèque de l’Institut qui les conserve, et ils n’y sont que depuis deux ou trois ans ; j’y jette les yeux à mesure que j’imprime, et avec cette aide je fortifie plus d’un article, je remplis plus d’une lacune. Les manuscrits de La Curne de Sainte-Palaye et de Pougens sont des trésors ouverts à qui veut y puiser ; mais on ne peut y puiser sans remercier ceux qui nous les ont laissés.”
Si vous souhaitez connaître plus en détail la vie de cet étonnant personnage, aujourd’hui bien oublié, nous vous invitons à vous référer à ses Mémoires édités en 1834. Commencés de sa main, ils ont été complétés et achevés par son amie la romancière Louise BRAYER de SAINT-LÉON