Youri KNOROZOV, découvreur de l’écriture maya
De nos jours, il existe encore des civilisations disparues dont le système d’écriture n’a jamais été déchiffré. C’est, par exemple, le cas des hiéroglyphes de la Crète minoenne et de la vallée de l’Indus, du Rongorongo de l’île de Pâques, ou encore du proto-élamite et des inscriptions tartessiennes qui échappent toujours aux linguistes et aux cryptographes. Nous pouvons mesurer sans peine combien, pour un historien ou un archéologue, il doit être frustrant de travailler sur une civilisation disparue dont ils ne peuvent lire l’écriture présente sur divers supports comme des artéfacts ou des monuments. Certes, d’autres sources indirectes et l’archéologie permettent de combler en partie cette lacune, mais il n’en reste pas moins qu’un pan important de la connaissance du passé de l’humanité sommeille encore, dans l’attente d’être enfin déchiffré. Nous devons cependant demeurer optimistes car, depuis près de deux siècles, nombreux sont les exemples de langues antiques dont l’écriture a fini par être décryptée. Le cas le plus connu du grand public est celui de Jean-François CHAMPOLLION qui, le premier, a percé le mystère du système d’écriture de l’Égypte antique, mais il nous faut également rendre hommage – entre autres – à Georg Friedrich GROTEFEND, Michael VENTRIS, et Bedřich HROZNY. Nous allons aujourd’hui évoquer un personnage plutôt méconnu, auquel nous devons pourtant la redécouverte de la civilisation maya ; il s’agit de Youri KNOROZOV (ci-dessous).

Né en novembre 1922 à Kharkiv en Ukraine, KNOROZOV entame des études médicales dans la faculté ouvrière de la ville avec, pour but initial, de se spécialiser en psychiatrie. Mais il décide de changer de voie pour intégrer le département d’histoire. Il y fait la découverte des hiéroglyphes égyptiens, qu’il étudie avec passion. Diplômé quelques jours après le début de l’opération Barbarossa, il est déclaré inapte au combat mais participe à la construction de fortifications. Rattrapé par l’avancée de la Wehrmacht, il se retrouve avec une partie de sa famille en territoire occupé, vivant d’expédients pendant plus d’une année. Au début de 1943, une offensive de l’Armée rouge libère la région. Affecté par la malnutrition et le typhus, il est de nouveau exempté et occupe un temps un poste d’instituteur. En 1943, il séjourne à Moscou, où il réussit à suivre des cours d’égyptologie dispensés à l’université d’État. En mars 1944, il reçoit une convocation pour le service militaire et sert jusqu’à la fin du conflit comme opérateur téléphonique dans un régiment d’artillerie cantonné près de la capitale russe.
Une légende solidement ancrée dans l’imaginaire collectif et relatée dans nombre de ses biographies voudrait que, présent à Berlin avec les troupes soviétiques lors de la prise de la ville, il aurait sauvé du feu un ouvrage en train de se consumer devant la Bibliothèque nationale. Il se serait agi d’une édition rare qui présentait les trois codex mayas alors connus : ceux de Dresde, Madrid et Paris. C’est dans ces circonstances que KNOROZOV aurait fait la découverte de cette écriture précolombienne et qu’il se serait alors fixé comme objectif de la déchiffrer, avec pour devise : “Ce qui a été créé par un cerveau humain peut être compris par un autre cerveau humain.” En réalité, si l’histoire est belle, elle est totalement inexacte. Comme nous l’avons vu, notre érudit, qui n’avait pas quitté la région de Moscou durant l’année 1945, ne pouvait pas faire partie des troupes qui participaient à l’offensive finale dans ce qu’il restait du Reich. De plus, ce dernier a lui-même réfuté cette légende lors d’une interview de 1998, dans laquelle il a déclaré : “Malheureusement, c’était un malentendu : j’en ai parlé [de la découverte de livres dans une bibliothèque berlinoise] à mon collègue Michael Coe, mais il n’a pas bien compris. Il n’y a pas eu d’incendie dans la bibliothèque. Et les livres qui s’y trouvaient étaient dans des cartons destinés à être expédiés ailleurs. Les Allemands les avaient emballés et, faute de temps pour les déplacer, ils ont été emmenés à Moscou.”
Ayant repris ses études après avoir été démobilisé, KNOROZOV rejoint le département d’ethnologie, dirigé par Sergey TOLSTOV dont l’un des professeurs, Sergeï TOKAREV, lui conseille de lire un article de l’érudit allemand Paul SCHELLHAS intitulé Déchiffrer l’écriture maya : un problème insoluble ? Estimant à sa mesure un défi qu’il ne cessera de relever, il deviendra pour longtemps le seul mayaniste à l’est du Rideau de fer. À la même époque, il participe au tri des fonds d’archives rapportés d’Allemagne comme réparation de guerre. C’est là qu’il met la main sur une édition présentant les trois codex survivants et sur un exemplaire de La Relation des choses du Yucatan, de Diego DE LANDA. Cet évêque, qui fut de manière paradoxale à la fois le bourreau et le sauveur de la mémoire maya, avait en son temps reproduit beaucoup de caractères mayas (ci-dessous) et tenté d’en percer le secret.

L’élaboration d’une méthode de déchiffrement
Mais avant de se consacrer pleinement à cette tâche, il se rend en Ouzbékistan pour finaliser sa publication de fin d’études. Diplômé en juin 1948, il fait alors part à ses professeurs du souhait de travailler sur le Mexique précolombien. Mais, ayant vécu dans les territoires occupés durant une partie de la guerre et, de ce fait, soupçonné d’avoir collaboré avec l’ennemi, il n’est pas admis en troisième cycle. Cependant, fort de l’appui de ses deux mentors universitaires, il est finalement admis à Leningrad comme chercheur au département des peuples d’Asie centrale du musée d’Ethnographie des peuples de l’URSS. Menant une vie ascétique pour ne pas dire précaire, occupé à trier des collections et des archives, il consacre le reste de son temps à travailler sur les hiéroglyphes mayas. C’est alors qu’il met au point un véritable catalogue systématique des signes de l’écriture maya, qu’il recense au nombre de 355, et commence à bâtir des théories sur son déchiffrement. Plus tard, il présentera la méthode suivie en ces termes : “Ma première étape a été d’utiliser ce que l’on appelle les statistiques positionnelles. Son essence est de compter les signes qui occupent une position définie. Le but de cette technique est de déterminer quels caractères et à quelle fréquence ils apparaissent à certains endroits, par exemple à la fin ou au début d’un mot, plutôt que leur nombre en général.” Le point fort de sa démonstration est de considérer que chaque signe correspond à une syllabe ou un son et qu’il faut les associer phonétiquement pour créer une phrase. Il en déduit que l’écriture maya serait mixte, faite d’idéogrammes et de phonogrammes.
Pour parvenir à intégrer KNOROZOV dans leur département, TOLSTOV et TOKAREV tentent de mettre en valeur son travail de recherche, n’hésitant pas à recourir à des arguments d’ordre patriotique tels que celui-ci : “Cet ouvrage, une fois terminé, fera la gloire de la science soviétique et confirmera clairement sa supériorité sur la science bourgeoise étrangère, même dans un domaine tel que l’étude de l’écriture américaine ancienne, sur laquelle travaillent depuis des décennies les meilleurs spécialistes américains.” Hélas, son dossier, pourtant très solide, est de nouveau refusé, toujours à cause de la parenthèse des années 1941-1943.
La reconnaissance internationale
Malgré cette déconvenue, un premier article – Écriture antique de l’Amérique centrale –, dans lequel il expose ses hypothèses sur le déchiffrement de l’écriture maya, est publié en 1952 dans une revue intitulée : Écriture ancienne d’Amérique centrale. En dépit d’une diffusion plutôt confidentielle, l’article suscite l’intérêt des milieux scientifiques. En 1953, cet essai est imprimé au Mexique dans le bulletin de l’ambassade soviétique, puis il sort sous forme de brochure séparée. Ayant désormais acquis une certaine notoriété, notre homme obtient de nouveaux soutiens, grâce auxquels il peut enfin obtenir le doctorat et soutenir sa thèse en 1955. Dès lors, la presse soviétique, relayant ses travaux, le fera définitivement sortir de l’anonymat. Au début de l’année 1956, un article détaillé est publié dans Union soviétique, une revue rédigée dans plusieurs langues destinée à un public étranger. KNOROZOV acquiert rapidement la reconnaissance internationale et sera autorisé, quelques mois plus tard, à se rendre à un grand congrès d’américanistes qui se tient à Copenhague.
La justesse de sa méthode sera bientôt quasi unanimement reconnue mais, utilisée par les autorités de son pays à des fins de propagande pour prouver la supériorité des méthodes de la science marxiste-léniniste, toute une partie du monde universitaire se braquera contre le chercheur. Ce dernier devra en particulier affronter un sérieux et influent adversaire, John Éric THOMPSON, qui défend un autre système de déchiffrement et réfute en bloc et sans aucune nuance les thèses avancées par son “concurrent”, se refusant à admettre que l’écriture maya serait de type phonétique. Pourtant, au fil des années, les spécialistes devront reconnaître que la “méthode Knorozov” est bien la bonne. Après le décès du Britannique en 1975, la grande majorité des mayanistes finira par se rallier aux analyses du savant soviétique.
Ses théories et ses écrits rencontrent un écho de plus en plus large, en particulier en Amérique latine et en Europe mais, pour autant, il n’est guère autorisé à voyager pour participer à des manifestations scientifiques. De ce fait, sous couvert d’anticommunisme, il sera sciemment ignoré pendant plus d’une vingtaine d’années par toute une partie du milieu des américanistes. Comblé d’honneurs par les autorités soviétiques, mais souffrant d’un isolement qui le coupe d’une bonne partie de ses collègues, KNOROZOV promeut l’étude des civilisations précolombiennes dans le bloc de l’Est. Personnage volontiers excentrique, il aurait souhaité que sa chatte Asya soit inscrite comme coautrice sur la page de titre de ses publications. Cette fantaisie lui ayant été refusée, il s’arrangera pour être systématiquement pris en photo en compagnie du félin.
À l’image de CHAMPOLLION qui, ayant déchiffré les hiéroglyphes égyptiens dans sa chambre parisienne, avait dû attendre de longues années avant de pouvoir se rendre en personne sur les bords du Nil, notre savant n’avait jamais pu jusqu’alors visiter les vestiges mayas. En 1990, dans le contexte de la Perestroïka et d’un changement politique au Guatemala, il peut enfin se rendre dans ce pays. Après la disparition de l’URSS, il se rendra en 1992, en 1995 et en 1997, au Mexique et, brièvement, dans le sud des États-Unis. Son legs scientifique et l’importance de ses découvertes seront célébrés, même s’il crispera à plusieurs reprises son auditoire en prenant la défense de DE LANDA et en réfutant sa “légende noire”. Selon lui, sans l’apport de cet ecclésiastique qui s’était improvisé inquisiteur et iconoclaste, son travail de déchiffrement n’aurait jamais pu aboutir.
Loin de se reposer sur ses lauriers, KNOROZOV consacrera des études ethnographiques au peuple Aïnou et, toujours fasciné par les énigmes linguistiques, il se penchera également sur le cas des écritures de l’Indus et des glyphes de l’île de Pâques. Entretemps, d’autres scientifiques – tels que Linda SCHELE et Barbara MCLEOD – feront avancer les recherches sur l’écriture maya. Aujourd’hui, on estime que le nombre total de signes mayas doit varier entre 900 et 1 200.
Le “Champollion du maya” décèdera à Saint-Pétersbourg en mars 1999, universellement célébré comme celui qui a permis de faire parler les textes d’une civilisation disparue. Mais le chantier de traduction qu’il a permis d’ouvrir est encore inachevé car, à l’heure actuelle, on estime que seules 70% des inscriptions ont pu être lues.
Si le sujet de la civilisation maya vous intéresse, nous vous renvoyons vers deux autres de nos billets : Un manuscrit maya miraculé, le Codex Grolier et Les trop belles ruines mayas de Jean-Frédéric WALDECK








Bel article sur un sujet que je ne connaissais pas !
Bravo pour la clarté du texte … et pour la vidéo.
J’aurai cependant apprécié une iconographie avec plusieurs exemples des idéogrammes et phonogrammes.
Cordialement.
B. Imianitoff
Troyes