Une mystérieuse encyclopédie cryptée
Une encyclopédie, fruit d’un travail de synthèse et de compilation titanesque, semble logiquement destinée à être diffusée au plus grand nombre et accessible à tous. DIDEROT lui-même avait proposé cette définition : “Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la Terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de les transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succèderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.” Pourtant, l’encyclopédie sur laquelle nous allons nous attarder aujourd’hui ne répond à aucun de ces critères. Rédigée sous une forme cryptique particulièrement complexe, elle nécessite, pour être lue, tout un travail de décryptage. Autre particularité : elle conserve à l’heure actuelle des zones d’ombre qui continuent à générer bien des interrogations et des spéculations.
Connu sous le nom de Siribhoovalaya – parfois orthographié Siribhuvalaya -, terme pouvant être traduit par Cercle de toutes les créatures existantes, ce manuscrit présente la caractéristique d’être exclusivement constitué de lignes de chiffres allant de 1 à 64. Ces signes sont tracés en écriture kannada, utilisée pour retranscrire une langue dravidienne parlée dans une vaste zone du sud du pays. Cette particularité rend l’encyclopédie totalement inintelligible pour un non-initié dépourvu de “clé”. Ce bien étrange livre trouve son origine en Inde, pays dans lequel, à une date indéterminée fixée par la tradition au IXe siècle de notre ère, un moine jaïn “digambara” nommé KUMUDENDU MUNI l’aurait rédigé sur des feuilles de palmier. Nous ne connaissons quasiment rien de l’auteur, qui serait originaire de la région de Chikkaballapur, dans les confins orientaux de l’actuel État du Karnataka. Des légendes en font un gourou respecté appartenant à la brillante cour de l’empereur lettré AMOGHAVARSHA, ou encore un familier du “saint” BAHUBALI. À noter qu’à l’époque contemporaine certains auteurs, qui ont travaillé sur le livre, tels que VENKATACHALA SASTRY, émettront l’hypothèse que celui-ci serait beaucoup plus récent, fixant sa période de rédaction entre le XVe siècle et la fin du XVIe.
Les recherches d’un pandit autodidacte
Il semble que, grâce à l’action d’un mécène, l’ouvrage aurait fait l’objet de huit copies qui auraient circulé au sein de différentes communautés jaïnes. Mais, quoi qu’il en soit, au début du XXe siècle on n’en connaissait qu’un seul exemplaire qui, en 1913, deviendra la propriété d’un “pandit” nommé YELLAPA SHASTRY. Cet homme, émerveillé par la nature extraordinaire de l’ouvrage, n’hésitera pas à mettre les bijoux de son épouse en gage pour pouvoir l’acheter aux héritiers de son précédent propriétaire.
Pendant une trentaine d’années, cet infatigable autodidacte va s’échiner et se torturer les méninges pour décoder un document pour le moins ésotérique. Pour ce faire, il va jusqu’à se rendre la nuit sous un lampadaire public afin de bénéficier d’un éclairage nocturne meilleur que celui de sa maison. Après avoir éliminé nombre de fausses pistes, il parvient enfin, avec l’aide précieuse de l’érudit KARLAMANGALAM SRIKANTAYYA, à découvrir la manière de décrypter le texte. Cet exploit apparaît vraiment méritoire quand on découvre une des 729 pages du Siribhoovalaya que nous vous présentons ci-dessous, assortie à droite d’un extrait de traduction en chiffres arabes.
Le Pandit, tirant définitivement ce singulier manuscrit de l’oubli, expose le résultat de ses investigations dans deux livres publiés en 1953 et 1955. Il y explique la méthode suivie et s’attarde sur le contenu d’un livre qui, en dehors d’un système de codage particulièrement sophistiqué, se révèle un ouvrage exceptionnel, une œuvre phare de la culture kannada, digne d’occuper une place éminente dans l’histoire de l’Inde, voire de l’humanité.
Un livre d’une complexité infinie
Sur chaque feuillet de l’ouvrage se trouve un carré, de 27 colonnes et de 27 lignes horizontales, baptisé Chakra ; nous vous présentons ci-dessous l’un d’entre eux. Chaque carré peut ensuite être divisé en neuf parties – les Upa-Chakras, eux-mêmes composés de neuf lignes sur neuf colonnes. Le fonctionnement de base du document repose sur un classique cryptage par substitution, chaque chiffre correspondant à un caractère. Mais le Siribhoovalaya se distingue par une construction qui permet des lectures multiples : selon le sens de lecture, de gauche à droite, de droite à gauche, en zigzag ou en diagonale. En outre, certaines combinaisons reposent sur des matrices géométriques. Les clés de déchiffrage – les Bhandas – semblent donc infinies, au point que certains spécialistes avancent que le livre renfermerait potentiellement plus de 600 000 vers ; chiffre astronomique correspondant à six fois le fameux Mahabharata, pourtant considéré comme le plus grand livre du monde.
L’ouvrage dans son ensemble est divisé en 9 parties, dont les éléments sont dispersés dans différents chakras. Rédigé sous la forme d’un poème philosophique, il comprend des passages d’œuvres littéraires, scientifiques et religieuses dont, bien entendu, des textes jaïns. Véritable compilation des connaissances de son temps, il contient entre autres des éléments de mathématiques, de médecine, de botanique, de Védas, du Ramayana, d’alchimie, d’astronomie, d’histoire, ou encore des techniques de construction ou d’arpentage. Certains sujets traités évoquent même la science atomique, les voyages célestes et sous-marins, ou encore les armes modernes ; thèmes qui ne manqueront pas de susciter des théories fantaisistes sur l’avancement technologique de l’Inde de l’époque.
Autre surprise de taille, le Siribhoovalaya, bien qu’écrit en caractères kannada, peut être déchiffré dans 18 autres écritures, comme le prakrit, le sanskrit, le tamoul, le marathi, le télougou, le malayalam, le persan et le turc. En remplaçant les chiffres par des lettres de ces alphabets et syllabaires particuliers, et selon une grille de lecture spécifique, il est possible d’obtenir des textes cohérents. Enthousiasmés par cette caractéristique, certains spécialistes iront même jusqu’à affirmer que le texte peut être déchiffré en 718 langues ; affirmation incroyable si elle est avérée, mais sujette à caution car elle reste encore à démontrer. Nous sommes incontestablement en présence d’un véritable chef-d’œuvre cryptographique, dont seule une petite partie a été réellement décodée et retranscrite, ce qui n’est guère étonnant vu la complexité du travail à effectuer pour chaque page. Selon la dernière estimation, il existerait plus de 16 000 pages codées, dont seules 1270 auraient déjà été décryptées. Ainsi, la majeure partie des textes reste sans doute encore cachée, en attente d’être traduite à l’aide d’une matrice adéquate.
Célébré par les érudits, et jusqu’au premier président de la République indienne qui déclarera qu’il s’agissait là d’une nouvelle “merveille du monde“, l’ouvrage millénaire est loin d’avoir livré tous ses secrets. Il faudra attendre 2003 pour qu’une nouvelle édition révisée et augmentée du livre de SHASTRY soit publiée à Bangalore (ci-dessous). En 2013, un autre ouvrage de vulgarisation sur le manuscrit, cette fois écrit en anglais et intitulé The Tenth Wonder of the World, verra le jour à son tour. Mais les avancées réalisées en quelques décennies se sont finalement révélées modestes, de sorte que notre encyclopédie cryptée reste en grande partie insaisissable.
L’informatique, à travers la réalisation de programmes et d’algorithmes, permettra peut-être de réaliser une traduction complète. À l’heure actuelle, de nombreux universitaires et informaticiens tentent toujours de venir à bout de celle qui, pour l’instant, demeure la plus mystérieuse de toutes les encyclopédies.
Pour en savoir plus sur le Siribhoovalaya – ouvrage éminemment complexe dont le contenu outrepasse largement les maigres capacités en mathématiques et en cryptologie des rédacteurs de ce blog -, nous vous renvoyons vers deux vidéos sous-titrées en anglais.