Les Cahiers noirs et le Livre rouge de Carl JUNG
Pour la majorité des gens, la psychanalyse est indissociable de Sigmund FREUD, universellement présenté comme l’inventeur originel et le théoricien de la discipline. Pourtant, d’autres personnalités ont également joué un rôle majeur dans la construction théorique et expérimentale de la “science de l’inconscient”. Parmi ces pionniers, l’une des plus importantes figures est celle du Suisse Carl Gustav JUNG. Bien qu’ils aient, pendant un temps, manifesté une admiration réciproque – FREUD ira jusqu’à désigner son ami comme son “fils et héritier scientifique” -, les divergences entre le maître et le disciple deviendront de plus en plus marquées, au point d’aboutir à une rupture de fait en 1913. Malgré de longs échanges épistolaires entre les deux hommes, celle-ci deviendra définitive en avril 1914, quand JUNG quittera la présidence de l’Association psychanalytique internationale pour se consacrer à sa propre école de pensée : la psychologie jungienne, centrée sur d’autres concepts que ceux de FREUD, en particulier ceux de l’inconscient collectif et des archétypes.
Très affecté par cette rupture, JUNG est l’objet de rêves impressionnants et répétitifs, voire d’apparitions qu’il interprète d’abord comme des “bouffées délirantes“. Il choisit alors d’entreprendre une “autoexploration” de son propre inconscient, à travers une démarche à la fois créative et analytique. Pendant près d’une année, tout en menant dans la journée une activité professionnelle intense, il consigne chaque soir dans des cahiers noirs le détail de ses visions qui, selon lui, constituent une clé pour accéder à l’essence même de son “âme“. Tout un monde peuplé d’images ésotériques et terrifiantes, ainsi que de pensées spontanées et instinctives, est soigneusement consigné dans ses cahiers, fournissant le matériau nécessaire à sa réflexion et à l’étude de sa psyché.
Mais, quelques mois plus tard, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il fait le lien entre ses visions cauchemardesques et le chaos guerrier qui s’abat sur le continent. Comme le résumera plus tard l’universitaire Sonu SHAMDASANI, “il en vient à réaliser que nombre de ses visions intérieures ne concernent pas sa seule personne, mais qu’elles ont une portée prophétique, en lien avec les événements mondiaux. Il se dit alors que, si cela vaut pour certaines d’entre elles, peut-être que les autres sont, à leur façon, également véridiques”. Il entreprend alors de retravailler ses notes pour constituer la matière d’un projet de plus grande envergure, qu’il baptisera Liber Novus, soit Le Livre nouveau, mais qui sera couramment désigné comme Le Livre rouge (Das Rote Buch), en référence à sa belle reliure en cuir rouge (ci-dessous).
Contrairement aux Cahiers noirs, le Livre rouge n’est pas constitué de notes journalières, il est plutôt le fruit d’une mise en forme organisée et réfléchie qui en fait un ouvrage à part dans l’œuvre de JUNG. Partant de ses écrits antérieurs complétés par de nouvelles visions, il a recours à un procédé bien particulier de son invention, celui de l’imagination active. Afin d’extérioriser ce qui relève du domaine psychique et lui donner une forme tangible et symbolique, il laisse son esprit forger des images qui deviennent le reflet de son inconscient ; la condition essentielle étant de se discipliner pour rester fidèle à son vrai moi et non chercher à créer une autre personnalité fictive. Pour SHAMDASANI, cette expérience consiste à “évoquer délibérément un fantasme à l’état de veille, puis y entrer comme dans un drame” car, de fait, “ces fantasmes peuvent être compris comme une forme de pensée dramatisée sous forme imagée[…] Rétrospectivement, il se rappela que sa question scientifique était d’observer ce qui se passait lorsqu’il éteignait sa conscience. L’exemple des rêves indiquait l’existence d’une activité de fond, et il souhaitait lui donner la possibilité d’émerger”.
Fruit d’une immersion volontaire dans son inconscient et des principes refoulés de son esprit, la “mise à nu” de son esprit génère une quarantaine de chapitres, dont certains sont rédigés sous forme de dialogues quand d’autres sont écrits à la première personne. De toute évidence, la plupart des textes ont été réécrits, complétés et reformulés à plusieurs reprises avant d’être fixés dans le manuscrit. JUNG y développe une véritable “mythologie” personnelle riche en références littéraires, religieuses, philosophiques et occultistes. On y retrouve des allusions au christianisme et à l’Ancien Testament – signalons au passage que notre auteur était fils de pasteur -, aux mythologies grecque, germanique et scandinave, des emprunts à divers penseurs tels que NIETZSCHE, mais aussi à la gnose, aux religions asiatiques et à divers classiques tels que la Quête du Graal, la Divine Comédie de DANTE et la Légende de Siegfried. Revenant, à l’aube de sa vie, sur cette “expérience”, il écrira : “J’ai toujours su que les expériences contenaient des choses précieuses et c’est pourquoi je n’ai rien su faire de mieux que les traduire par écrit en un livre précieux.”
Un ouvrage sous la forme d’un manuscrit médiéval
Si le contenu de l’ouvrage est bien particulier, compte tenu de sa nature intensément introspective et expérimentale, aux confins de l’onirisme et du symbolisme, sa conception ne l’est pas moins, car JUNG va donner à son manuscrit une forme inattendue et pour le moins spectaculaire. Comme il le dira lui-même, “il faut que je reprenne les choses à l’intérieur de moi-même à un moment du Moyen Âge […] Je dois repartir aux débuts, à ce moment où les moines ermites ont disparu“. Sans rapport avec ses sobres carnets de notes noirs, il va se lancer dans une rédaction et une mise en page très soignées qui vont rapprocher son œuvre de celles des copistes et enlumineurs du Moyen Âge. Les premières pages – qui constitueront par la suite la partie dite “Liber Primus” – sont d’ailleurs exécutées sur des feuilles de parchemin. Avec leurs lettrines colorées, leur calligraphie élégante à l’apparence gothique qui alterne l’encre noire et l’encre rouge, un lecteur non averti pourrait penser au premier abord avoir affaire à un manuscrit médiéval ; méprise justifiée quand on découvre les deux exemples présentés ci-dessous.

Mais, avec le temps, JUNG se rend compte que ce support ne lui convient pas. L’encre transperce les pages et la peinture qui ne s’y fixe pas correctement s’écaille au bout d’un moment. Après avoir achevé 7 feuillets recto verso de parchemin, il change de méthode. Il écrit et dessine directement sur les feuilles du fameux livre à couverture rouge, dans lequel il insère ses premières réalisations tout en inaugurant ce qu’on appellera le “Liber Secundus“. Au bout de seize années, son Liber Novus occupera 205 pages – sur les 600 que compte le volume -, dont 71 pages avec texte et illustrations, 81 pages uniquement remplies de texte calligraphié, et 53 images pleine page.
La qualité des illustrations et sa réelle maîtrise picturale nous rappellent que JUNG était également un grand amateur d’art, visiteur assidu de musées et qui, dans ses jeunes années, s’était adonné à la peinture et à la sculpture. Dans son Liber Novus, il déploie un univers pictural singulier – riche en arabesques et en couleurs vives – qui emprunte aussi bien à l’iconographie médiévale qu’aux arts non occidentaux et à l’avant-garde du début du XXe siècle.

Au moyen de tableaux hallucinatoires ou cauchemardesques, notre psychologue développe une cosmologie souvent difficile à appréhender de manière rationnelle, et qui donnera lieu par la suite à bien des interprétations et des analyses. Pour sa part, JUNG écrira dans son autobiographie : “Dans la mesure où je parvenais à traduire en images les émotions qui m’agitaient, c’est-à-dire trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s’installait.” Il n’en reste pas moins que ces dessins fantasmagoriques, qui ressemblent parfois à des représentations alchimiques, que l’on peut rapprocher des courants symbolistes et surréalistes, offrent une plongée saisissante et inédite dans le monde intérieur et la psyché d’un “rêveur lucide“. Dans son manuscrit, certains thèmes reviennent fréquemment, comme celui des dragons et serpents, des héros armés, d’une nature exubérante et menaçante, telle ci-dessous la représentation d’un arbre gigantesque et “cosmique” qui n’est pas sans rappeler l’Yggdrasil des Vikings.
Divers personnages peuplent ces visions, dont celui que JUNG a baptisé PHILÉMON “père des prophètes“, ici représenté sous la forme d’un vieillard ailé et barbu.
Autre curiosité du Livre rouge, on y trouve de fréquentes références à l’hindouisme, mais surtout au bouddhisme. En témoigne la présence de mandalas, qu’il considère comme des “cryptogrammes sur l’état de mon soi”. Cette figure deviendra par la suite centrale dans son travail d’analyse : “Ce n’est que lorsque je commençais à peindre les mandalas que je vis que tout chemin qu’il me fallait aller et chaque pas qu’il me fallait accomplir, que tout convergeait vers un certain point, celui du milieu. Je compris plus clairement que le mandala exprime le centre […] Il est le sentier qui mène vers le milieu, vers l’individuation.”
En 1930, JUNG cesse brusquement – au milieu d’une phrase et laissant des dessins inachevés – la rédaction de son Livre rouge. Il ajoute ponctuellement quelques notes isolées, mais il faut attendre 1953 pour qu’il y rédige un nouveau dialogue. En 1959, soit deux ans avant sa mort, il écrit en guise de conclusion : “Cela paraîtra une folie à un observateur non averti. Cela aurait pu, en effet, en devenir une si je n’avais pu endiguer et capter la force subjuguante des événements originels.”
Un manuscrit longtemps inédit
Son œuvre est incontestablement importante dans l’histoire de la psychologie, puisque cet exercice spirituel a permis à JUNG d’approfondir, expérimenter et développer plusieurs des principes centraux du corpus théorique de sa pensée. C’est ainsi qu’il écrit : “Les années durant lesquelles j’étais à l’écoute des images intérieures constituèrent l’époque la plus importante de ma vie. […] Toute mon activité ultérieure consista à élaborer ce qui avait jailli de l’inconscient au long de ces années et qui tout d’abord m’inonda. Ce fut la matière première pour l’œuvre d’une vie.” Le manuscrit va pourtant rester inédit pendant plus de soixante-dix années. Nul ne sait si JUNG avait prévu de publier un jour cet ouvrage. Des proches n’avaient pas été autorisés à l’ouvrir alors que des étudiants ou des disciples avaient obtenu le droit de le consulter et même d’en copier des extraits. À la mort du psychanalyste en 1961, la seule consigne transmise aux héritiers aurait été : “Que cela reste dans la famille.”
Ne sachant trop quel sort donner à ce livre étrange, inclassable et dérangeant, les ayants droit vont conserver par-devers eux l’encombrant Liber Novus. Pendant plusieurs décennies, l’ouvrage ne sera pas oublié mais sa consultation restera impossible. Il faudra attendre l’année 2000 pour que le projet d’une publication soit enfin concrétisé, grâce à la détermination de SHAMDASANI qui, précédemment, avait pu récupérer des transcriptions partielles. En 2003, une organisation à but non lucratif – la Philemon Foundation – est créée pour promouvoir une édition des œuvres complètes de JUNG incluant la traduction en anglais du Livre rouge et sa publication. Commentée et augmentée des travaux préparatoires du maître, une version fac-similé bilingue est publiée en octobre 2009.
En France, l’ouvrage est à son tour édité deux ans plus tard par la maison d’édition L’Iconoclaste. Pour les lecteurs désireux d’en savoir plus sur le sujet, signalons que les commentaires sur le Livre rouge sont très abondants, aussi bien dans les bibliothèques et les librairies que sur la toile. Nous vous proposons ci-dessous une conférence donnée en juin 2023 par Véronique LIARD.
Enfin, pour ceux qui s’intéressent aux livres visionnaires, nous nous permettons de les orienter vers un autre de nos billets, consacré à l’œuvre de William BLAKE : Les Singuliers Livres enluminés de William Blake.














Tout à fait juste, et très bien dit ✨
Le Livre rouge n’est pas seulement une curiosité bibliophile, mais bien une expérience intérieure et psychanalytique fondamentale. Tu rends vraiment justice à l’importance de cette œuvre unique dans l’histoire de la psychologie et de la pensée de Jung. Merci !