« Hobson-Jobson », à la fois un phénomène linguistique et un dictionnaire
Un terme de linguistique, la « loi de Hobson-Jobson », décrit le processus par lequel les mots étrangers se modifient phonétiquement quand ils s’intègrent à une autre langue. Ce phénomène intervient quand le locuteur déforme des mots qu’il essaie de prononcer dans une langue qui ne lui est pas familière et dont il ne maîtrise pas certains sons. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, Hobson et Jobson ne sont pas les noms de deux doctes savants qui auraient théorisé cette règle d’évolution linguistique ; le terme Hobson-Jobson correspond en réalité au titre d’un célèbre dictionnaire, élaboré en Inde à l’époque du Raj britannique par deux linguistes amateurs.
YULE et BURNELL, deux compères lexicographes
Le premier membre du duo est l’Écossais Henry YULE (photographié ci-dessous à la fin de sa vie). Fils d’un ancien officier de la Compagnie des Indes, par ailleurs collectionneur renommé de manuscrits persans et arabes, l’homme est doté d’une solide instruction scientifique et littéraire. Renonçant à la carrière juridique qui lui est destinée, il intègre, à l’âge de seize ans, le East India Company Military Seminary à Addiscombe. En 1840, il rejoint le Bengal Engineers, une unité du génie, et part pour les Indes où servent déjà deux de ses frères. De Calcutta, il rejoint son premier poste dans la région isolée des Kashi Hills, avant d’être affecté au chantier de construction de canaux d’irrigation au nord de Dehli. Après un bref passage en Angleterre, il participe au vaste projet du canal du Gange ainsi qu’aux deux guerres anglo-sikhs. Malade, il revient à Édimbourg en 1849 pour enseigner quelques années à la Scottish Naval and Military Academy. En 1853, il est de retour au Bengale, puis il travaille sur un projet ferroviaire en Birmanie, ce qui lui donne l’occasion de participer, comme secrétaire, à une mission diplomatique à Rangoon. En 1862, il quitte la vie professionnelle pour s’installer en Sicile et se consacrer pleinement à sa grande vocation : l’écriture.
Passionné d’histoire et de géographie, il s’est déjà fait un nom en publiant un récit de voyage en Birmanie. Ses traductions commentées du Mirabilia Descripta et du livre de Marco POLO, ainsi que son Cathay and the Way Thither, un imposant recueil d’écrits médiévaux sur la Chine, lui valent d’être sollicité par plusieurs sociétés de géographie. C’est le cas de la Hakluyt Society, qui l’accepte dans ses rangs, et de la très prestigieuse Royal Geographical Society, qui lui décerne une médaille en 1872. Cette même année, alors qu’il consulte des documents à la bibliothèque de l’India Office, il fait la rencontre d’un orientaliste spécialisé dans les manuscrits sanskrits, Arthur Coke BURNELL.
Né dans le Gloucestershire en 1840, ce dernier (ci-dessous son portrait) compte plusieurs membres de sa famille à avoir été employés par l’East India Company. Étudiant au King’s College de Londres, ce polyglotte accompli fait la connaissance du linguiste danois Viggo FAUSSBÜLL, qui éveille son intérêt pour les langues de l’Inde ancienne ; rencontre qui le conduit à étudier le sanskrit auprès du spécialiste allemand Theodor GOLDSTÜCKER. En 1860, BURNELL, après avoir passé avec succès l’examen de l’Indian Civil Service, est affecté à un poste de fonctionnaire dans la présidence de Madras. Pendant près de huit années, il profite de toutes les occasions et de ses affectations diverses à travers l’Inde du Sud pour acquérir, copier et traduire un grand nombre de manuscrits sanskrits. Au fil de ses pérégrinations, il rassemble une impressionnante collection, riche de plus de 350 pièces, de textes le plus souvent inconnus en Europe.
De constitution fragile et souvent malade, en 1868 BURNELL rentre en Angleterre pour des raisons de santé, où il publie ses travaux tout en poursuivant ses recherches sur l’histoire et l’archéologie du sous-continent ; avec un intérêt particulier pour les langues indiennes, anciennes et modernes. Son Handbook of South Indian Palæography, édité pour la première fois à Londres en 1874 et réédité à plusieurs reprises, sera unanimement salué comme un travail de référence sur le sujet. C’est donc à l’occasion de son séjour londonien que BURNELL fait la connaissance fortuite de YULE. Les deux hommes ne se reverront jamais car BURNELL repartira peu de temps après leur rencontre pour prendre une fonction de juge à Mangalore. Mais, liés par leur passion commune pour l’histoire et la linguistique de l’Inde, les deux compères vont entretenir une intense et savante correspondance.
Lors de leurs échanges, ils découvrent bientôt que chacun d’eux a pris l’habitude de collecter les mots du vocabulaire “anglo-indien” utilisé par les Britanniques présents dans l’administration et dans tous les différents domaines de la vie quotidienne indienne. YULE, qui vit désormais à Palerme, propose à son compère de combiner leurs travaux pour élaborer un glossaire unique. Séparés par des milliers de kilomètres, chacun collecte de son côté les différents mots et en étudie soigneusement l’étymologie avant de rédiger un texte de synthèse.
Mais la santé de BURNELL se dégrade fortement car il attrape le choléra et reste paralysé pendant une longue période. En 1880, de retour en Europe, il passe sa convalescence à San Remo, où il s’efforce de poursuivre ses projets inachevés. Rentré en Angleterre à l’été 1882, il succombe quelques mois plus tard à une inflammation des poumons. Malgré ce coup du sort, YULE ne se décourage pas et parvient à mener l’entreprise à son terme. Le Hobson-Jobson : A Glossary of Anglo-Indian Colloquial Words and Phrases, and of Kindred Terms, Etymological, Historical, Geographical and Discursive (ci-dessous) est publié à Londres en 1886. Même s’il a fourni le plus gros du travail de rédaction, YULE rend, dès la préface, un hommage appuyé à la qualité de la contribution de son défunt ami : “En effet, en vrac, près des sept huitièmes de l’ouvrage est de moi. Mais BURNELL a apporté tellement de valeur, tellement d’essentiel ; achetant, à la recherche d’illustrations, de nombreux livres rares et coûteux qui ne lui étaient pas accessibles autrement en Inde ; me plaçant, par son exemple, sur des pistes de recherche que j’aurais dû ignorer autrement ; écrire des lettres avec tant de plénitude, de fréquence et d’intérêt sur les détails du travail jusqu’à l’été de sa mort ; que la mesure de la masse dans la contribution n’est pas une mesure de sa part dans le résultat.” À l’évidence, la très impressionnante bibliographie qui précède le dictionnaire proprement dit doit beaucoup à l’érudition et aux investigations de BURNELL.
Une œuvre très métissée
Pour rédiger ce recueil de 2000 mots, dont des noms de lieux et des expressions, YULE et BURNETT se sont concentrés sur ce qu’on pourrait appeler une « lingua franca ». Celle-ci s’est peu à peu instaurée pour permettre les échanges entre les militaires, les commerçants, le personnel de l’administration, les résidents et la population autochtone des Indes. À l’image de l’Empire des Indes, qui réunit une grande diversité de populations et de langues, le glossaire est dominé par des termes issus de l’hindi, de l’ourdou, du tamoul et du telugu, auxquels se joignent plus ponctuellement des mots issus d’autres langues comme le cinghalais, le malayalam, l’arabe, le persan, le malais, le chinois et le birman. Importés par les précédents colonisateurs, en particulier les Portugais et les Français, on retrouve aussi des mots comme bayadère, caste, goglet, basan, cobra, cipaye ou cameez (de camisa, chemise).
Parlant de son dictionnaire, BURNELL précise que “dans sa conception originale, il était destiné à traiter toute cette classe de mots qui, n’ayant généralement pas trait aux aspects techniques de l’administration, reviennent constamment dans les relations quotidiennes des Anglais en Inde, soit comme exprimant des idées réellement non prévues par notre langue maternelle, ou supposée par les locuteurs (souvent à tort) exprimer quelque chose qui ne peut être simplement dénoté par un terme anglais”.
Le lexique se présente comme une collection de mots de nature et d’origine variées. Des termes d’origine asiatique y côtoient des mots valises ou hybrides entérinés par l’usage, comme Gymkhana, et des néologismes nés de déformations (gilas au lieu de glass). Certains autres mots sont issus de l’altération progressive de mots existants dont l’archétype se trouve être le fameux Hobson-Jobson, qui a servi à baptiser l’ouvrage. Cette expression est inspirée d’une incantation chiite, utilisée par les fidèles lors du deuil de Muharram : “Yā Ḥasan ! Yā Ḥosain !” Les Britanniques ont peu à peu déformé cette mélopée en Hosseen Gosseen, Hossy Gossy, Hossein Jossen, pour finir avec Hobson-Jobson. Au final, le terme s’appliquera à qualifier des processions et des démonstrations religieuses spectaculaires, et plus particulièrement musulmanes y compris sunnites. Mais son emploi vise également à copier, voire brocarder la tendance des langues indiennes à utiliser des “echo words”, c’est-à-dire des mots en deux parties qui riment entre elles ; comme, par exemple, Naukar-Chakar (domestiques) et Lacki-Ackri (bâton). Notons que cette particularité, également présente dans la langue anglaise, y a revêtu une connotation humoristique souvent enfantine.
Le contenu de l’ouvrage est très dense, les deux linguistes ayant mis un point d’honneur à reconstituer l’étymologie de chaque mot. Pointilleux, ils appuient leurs propos en livrant leurs sources et en proposant de très nombreuses citations, pas moins de 9 782 dans l’édition de 1886. Ces exemples donnent à l’ouvrage la stature d’un véritable monument d’érudition, qui ne lésine pas sur les digressions et les détails insolites. Ci-dessous quelques exemples de notices :
Même s’il n’est pas exempt d’erreurs et souffre d’être parfois entaché de préjugés impérialistes et coloniaux, ce dictionnaire se révèle une mine d’informations, qui propose un large panorama de la société et de la vie quotidienne dans l’Inde sous domination anglaise.
Mais l’autre grand intérêt du Hobson-Jobson est de démontrer les influences réciproques entre la langue anglaise et les langues indiennes en particulier, asiatiques en général. BURNELL note ainsi qu'”un certain pourcentage de ces mots ont été emportés en Angleterre par le reflux constant vers leur rivage natal des Anglo-Indiens, qui imprègnent en quelque sorte de leurs notions et de leur phraséologie les cercles dont ils étaient issus. Cet effet a été encore plus favorisé par la diffusion d’une vaste masse de littérature, de toutes qualités et pour tous les âges, traitant de sujets indiens ; ainsi que par l’apparition régulière, depuis de nombreuses années, de la correspondance indienne dans les journaux anglais, à tel point qu’un nombre considérable des expressions en question sont non seulement devenues familières aux oreilles anglaises, mais se sont naturalisées dans la langue anglaise”.
Le lecteur contemporain retrouve ici beaucoup de termes d’origine indienne passés dans la langue quotidienne, comme véranda, bungalow, curry, shampoo, jungle, pyjama, catamaran, châle, coolie, etc., et dont un grand nombre ont été d’emblée intégrés dans l’Oxford English Dictionary que JAMES MURRAY est, à la même époque, en train de composer. En retour, les Britanniques ont contribué à importer en Inde du vocabulaire venu d’autres pays d’Europe et d’Asie, mais aussi du continent américain. À titre d’exemple, les rédacteurs du Hobson-Jobson ont pensé à faire des notices pour des mots comme ananas, tabac, bonze, cajou, etc.
Un vrai panorama de la culture du Raj britannique
Malgré sa réputation de “dictionnaire colonial”, cet ouvrage, remanié en 1903, n’a jamais cessé d’être publié et consulté avec assiduité par un grand nombre d’écrivains. Il reste considéré en Inde comme une source importante – certes à prendre avec des pincettes et un bon esprit critique – aussi bien d’un point de vue linguistique qu’historique et ethnologique. Kate TELTSCHER, la responsable de l’édition 2013, estime que “le Hobson-Jobson montre comment les mots d’origine indienne ont été absorbés dans la langue anglaise, et enregistre non seulement le vocabulaire mais aussi la culture du Raj. Des citations illustratives d’un large éventail de textes de voyage, d’histoires, de mémoires et de romans, créent un canon d’écriture anglaise sur l’Inde. Les définitions se glissent fréquemment dans l’anecdote, la réminiscence et la digression, et elles offrent un aperçu intrigant des attitudes victoriennes envers l’Inde, ses habitants et ses coutumes”. Pour conclure, nous reprendrons la jolie formule proposée par un critique indien contemporain, qui juge que cet étrange glossaire n’est “pas tant un dictionnaire ordonné qu’un mémoire passionné de l’Inde coloniale. Un peu comme un Anglais excentrique sous forme de glossaire”.
Pour aller plus loin, nous vous conseillons la lecture de cet article du site indien The Wire, ainsi que celui-ci de la BBC. Ci-dessous, les commentaires en 1968 de l’écrivain Anthony BURGESS sur le Hobson-Jobson.