Nicolas CIRIER, un fantasque typographe
Souvent négligé, la plupart du temps ignoré, le typographe a pourtant longtemps été, avant l’ère de l’informatique et du numérique, un élément-clé de la “chaîne du livre”. Sans la virtuosité de ce technicien spécialisé, les tâches de mise en page et d’impression n’auraient pu être réalisées rapidement, au risque d’accroître le coût de revient du produit fini, et de ralentir la distribution. Par la suite, le terme typographe s’appliquera également aux créateurs de caractères, mais dans ce billet nous nous intéresserons aux seuls ouvriers-typographes. Sachant nécessairement lire et écrire, ces derniers maîtrisaient les casses et savaient utiliser des composteurs pour constituer un texte fini, disposé sur une galée qui servait ensuite à l’impression mécanique. Chevilles ouvrières indispensables à la publication d’un ouvrage, les typographes resteront le plus souvent anonymes, au profit du nom de l’imprimerie à laquelle ils étaient rattachés. Si certains sont passés à la postérité, c’est le plus souvent du fait de leur activité politique ou syndicale – comme Pierre LEROUX, Jean ALLEMANE, ou encore Henri TOLAIN –, ou en raison de la poursuite de leur carrière comme imprimeur ou éditeur. Parmi les typographes qui ont gagné une certaine notoriété, il en est pourtant un qui se distinguera par son caractère bien trempé, volontiers provocateur et iconoclaste, mais aussi par une créativité débridée, qui feront de lui un personnage atypique et attachant ; il s’agit de Nicolas CIRIER.
Né en 1792, notre futur trublion est le fils d’un professeur de littérature, qui s’exilera durant la Terreur puis, à partir de 1801, prendra la direction d’un pensionnat à Reims. Après le collège, Nicolas CIRIER s’oriente vers le séminaire, avant de changer totalement de voie pour se destiner aux métiers de l’imprimerie. Il fait son apprentissage comme correcteur, compositeur et prote dans plusieurs villes. En 1820, il réussit un concours qui lui permet d’intégrer l’Imprimerie royale en tant que correcteur de seconde classe, spécialisé en latin, grec et hébreu. Il acquiert alors des connaissances en d’autres langues, comme l’allemand, l’anglais, l’italien, l’arabe et le chinois.
Conscient de sa valeur, mais terriblement susceptible et supportant mal les remontrances de supérieurs qu’il juge de moindre compétence que la sienne, CIRIER comprend rapidement qu’il ne peut guère espérer un quelconque avancement dans cette profession. En 1831, son nouveau directeur, Pierre-Antoine LEBRUN, académicien mais totalement ignorant en matière d’imprimerie, promeut de son propre chef, et non par concours comme le voulait la règle, un certain AUDIGUIER, recommandé, semble-t-il, par le ministre de la Justice, comme correcteur de 1ère classe. Amer et désabusé, notre bouillant typographe voit ainsi lui passer sous le nez un poste qui, pense-t-il, aurait légitimement dû lui revenir considérant qu’AUDIGUIER est un analphabète ne connaissant ni le latin, ni le grec. Dès lors, il ne cessera de crier à l’injustice. En décembre 1836, il présente une démission qui est acceptée mais, pour autant, ne se résigne pas. En effet, il considère avoir “été chassé, impitoyablement chassé “, exigeant sa réintégration pure et simple. C’est alors qu’il engage une véritable vendetta contre son ancien patron, dont il dénonce avec sarcasme “les âneries administratives”.
Après avoir exercé comme correcteur chez deux imprimeurs, il réussit, en 1839, à se faire engager comme copiste à la Bibliothèque royale, employé au catalogue des imprimés. C’est le moment qu’il choisit pour repasser à l’offensive contre son ancien employeur, en adressant à LEBRUN cent exemplaires imprimés d’une lettre de remontrances. Mais le ton de cette missive, de forme classique, demeure encore relativement pondéré. Ce ne sera plus le cas dans son premier pamphlet, L’œil typographique, publié peu de temps après, qui prend pour cible, sans les nommer, les administrateurs de l’Imprimerie royale. Il les dépeint comme des pédants et des cuistres, à l’image des créatures simiesques qu’il représente dans le dessin qu’il insère au début de l’ouvrage (ci-dessous).
Le titre de ce “Colloque ophtalmo-typographico-épanorthôtique” – pour reprendre les mots de l’auteur – semble viser particulièrement Antoine DUPRAT, chef de la fonderie à l’Imprimerie royale, en charge du contrôle final des travaux typographiques. CIRIER qui, à une occasion, se serait vu reprocher par ce dernier de ne pas être doté d’un “œil typographique”, l’aurait affublé de ce surnom. Dès les premières pages d’un opuscule qui en compte une trentaine, le lecteur est confronté à un texte pour le moins déroutant, dans lequel l’auteur multiplie digressions, citations – celles-ci étant parfois fantaisistes pour ne pas dire incongrues et hors de propos -, changements de ton et de style, jouant avec différents alphabets et polices d’écriture. Notons aussi une certaine fantaisie formelle dans la mise en page, comme dans cette représentation d’un œil en mosaïque de caractères d’imprimerie.

L’apprentif administrateur
Véritable bizarrerie, entre poésie expérimentale et pamphlet allégorique, L’Œil typographique n’était pourtant qu’un coup de semonce. En effet, l’ouvrage annonçait une œuvre bien plus radicale que, 125 ans plus tard, QUENEAU qualifiera de “délire typographique” : L’Apprentif administrateur – ci-dessous la page de titre -, dont le sous-titre annonce la teneur : “Pamphlet pittoresque (!), littérario-typographico-bureaucratique, pouvant intéresser toute personne employée, employable, ex-employée, par quelqu’un de cette dernière catégorie”.

Au fil des 72 pages qui composent ce qu’il qualifie lui-même de ” publication qui a la prétention de ne ressembler à aucune autre”, CIRIER, revanchard et quelque peu paranoïaque, entend bien régler ses comptes avec ceux qu’il juge encore et toujours responsables de son éviction : “Mon livre est un livre de colère… de colère et de moquerie ! Colère d’un honnête homme, à qui un autre homme, de l’espèce de ceux qu’on est convenu d’appeler puissants, a arraché son gagne-pain ; colère d’un obscur homme lettré, lâchement dépouillé, plus lâchement encore délaissé, par un brillant homme de lettres ; juste et inoffensive colère de Nicolas Cirier, qui n’est rien [..] contre Pierre Lebrun qui est un peu plus qu’académicien.”
Au-delà de ce réquisitoire – il réclame ainsi, entre autres compensations, une pension annuelle de 1500 francs “prélevée sur le traitement d’un fonctionnaire inique” -, la lecture de ce libelle est un voyage dans l’imagination débridée et l’esprit mordant de CIRIER, rédigé d’une plume acide et vengeresse. Comme dans l’opus précédent, mais de manière beaucoup plus développée, notre typographe joue avec les tailles et les polices de caractères, insère d’innombrables citations – parfois réelles, parfois inventées – et utilise à foison différents alphabets, sans doute pour mettre en valeur sa grande érudition dans le domaine des langues et démontrer qu’elle est manifestement supérieure à celle de ses adversaires.
Si le fil directeur du pamphlet vise à dénoncer l’injustice et la cabale dont il a été la victime et dont il réclame réparation, CIRIER, passant souvent du coq à l’âne, parle abondamment de lui et de son parcours professionnel entre 1814 et 1836. Il dresse des réquisitoires, liste ses griefs, apostrophe le lecteur ou ses détracteurs, insère des saynètes et des illustrations, des copies de lettres, des annotations manuscrites, des définitions de son cru, des anagrammes, des jeux de mots, des additifs collés ou intercalés, des notes, des sous-notes et des sous-sous-notes. Il fait part de ses considérations sur le métier d’imprimeur et sur la méthode idoine pour réaliser une bonne correction typographique. L’ensemble compose un recueil hétéroclite composé de manière quelque peu confuse dans le feu de l’action. Dans ce nouveau pamphlet, il dévoile également la clé d’une énigme qui, dans son ouvrage précédent, avait dérouté bien des lecteurs.
Pourtant, ce que l’on retient avant tout, c’est l’indéniable originalité de l’ensemble, due à l’étonnante et féconde imagination d’un auteur furibond mais créatif. Se faisant également illustrateur, il crayonne des dessins, gravés ensuite sur bois, cuivre ou pierre, comme dans la première page de la dédicace qu’il réserve à son vieil ennemi LEBRUN (ci-dessous).

Ne parvenant pas à rester centré sur sa démonstration, CIRIER remplit ses illustrations de son écriture serrée qui, pour l’occasion, emprunte à différents alphabets et langues. C’est ainsi que certaines pages sont littéralement envahies de phrases annexes, qui donnent l’impression d’un fouillis de mots et de lettres.
Autre extravagance de la part de notre auteur : à peine a-t-il publié L’Apprentif administrateur qu’il annonce envisager de détruire le tirage, à l’exception de “cinq ou six exemplaires”. Nous ignorons si notre typographe a réellement mis en œuvre ce projet, mais force est de constater qu’il n’en subsiste de nos jours que quelques exemplaires, ce qui, outre la curiosité bibliophilique, fait de cet ouvrage une vraie rareté.
Les expérimentations langagières
Comme ses réalisations antérieures, ce pamphlet n’atteindra pas son objectif premier. En 1848, dépité et rancunier, CIRIER ira jusqu’à défier son ancien chef en duel, mais ce dernier, interloqué, ne prendra pas la peine de répondre à la provocation. Peu de temps après, pour des motifs étrangers à cette querelle, LEBRUN quitte son poste. Même s’il n’est pas indemnisé et réintégré, la hargne de notre typographe baisse sensiblement d’intensité après ce départ. Pour autant, il semble avoir pris goût aux expérimentations sur le langage. En 1850, il publie ainsi, dans la revue L’Éducation professionnelle, un essai intitulé L’Horthographe rhendhue phacilhe. Mettant en avant les fréquentes équivoques entre l’oral et l’écrit, comme “Nous mentions par les mentions des options que nous options, lorsque nous translations les translations, quand nous nous exemptions par des exemptions, et que nous contractions des contractions”, il développe l’idée d’une réforme radicale de l’orthographe. Ne voulant pas, contrairement à d’autres, “dépouiller les mots”, il prône l’ajout de lettres afin d’accentuer la prononciation et la sonorité de mots comme horrrrible, et Allllusion. Il ira même par la suite jusqu’à envisager la création d’un nouvel alphabet “stigm-ortho-graphique” composé de points regroupés ou espacés.
Connu dans son milieu professionnel pour sa personnalité fantasque – il tentera même de se faire élire député – et son caractère entier et intransigeant, CIRIER, qui a du mal à retrouver une situation stable, errera d’ateliers en ateliers. C’est ainsi qu’en 1856, il se voit recruté comme correcteur pour les ateliers catholiques dirigés par le fameux abbé Jacques-Paul MIGNE. Mais les choses ne durent pas car, une nouvelle fois, dès l’année suivante, il sort un nouveau pamphlet contre l’ecclésiastique-entrepreneur. Tiré à une centaine d’exemplaires, il porte le titre abscons d’Hommage à M. l’A B X. Démonstration A + B… = A B, apparemment ? Pas du tout ! A B. Une dizaine d’années plus tard, il trouve une nouvelle et ultime cible en la personne du baron Léon BRISSE, célèbre pour ses chroniques gastronomiques. Il éreinte – en vers et en prose -, dans sa Brisséide, celui qu’il juge coupable de “Brutalités iambico-philanthropico-gastronomico-copronymiques”. Deux ans après ce dernier fait d’armes, CIRIER meurt à Paris en octobre 1869. Il laisse derrière lui le souvenir d’un excentrique, mais c’est bel et bien grâce à ses travaux pamphlétaires, que n’auraient pas reniés Dadaïstes et Surréalistes, qu’il a évité de sombrer dans l’oubli. Il le doit en particulier à Raymond QUENEAU qui, dans Bâtons, chiffres et lettres, évoque le personnage et lui rend ce bel hommage : “Aucun fou littéraire n’a jamais fait usage d’une façon aussi profonde des ressources de l’imprimerie, ni aussi consciente pour exprimer son délire.”
Pour en savoir davantage sur ce bien singulier typographe, nous vous renvoyons vers Tenir la lettre, de Sophie AOUILLÉ, et Un correcteur fou à l’Imprimerie royale : Nicolas Cirier, de Didier BARRIÈRE.










