WALDECK, personnage haut en couleur
Avant l’invention de la photographie, la connaissance des vestiges des civilisations disparues reposait essentiellement sur des textes anciens et les récits des voyageurs. Plus tard, issues de ces sources, apparaîtront des représentations picturales conformes aux codes esthétiques de leur époque. Il en résultera des images souvent “fantaisistes”, sorties de l’imagination débordante du dessinateur. Dès la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, l’intérêt pour l’Antiquité gréco-romaine favorisera la recherche de vestiges “authentiques” et la représentation, d’après modèles, des monuments et des artéfacts existants. Mais, si la vérité historique progresse, l’artiste impose toujours sa marque, ne reculant ni devant des effets de style ni des aménagements et des corrections destinés à rendre ses œuvres plus esthétiques, insolites ou spectaculaires.
Avec le développement de l’archéologie, qui finira par devenir une véritable science tenue de ne se fonder que sur des données objectives et concrètes validées par une étude de terrain, les croquis deviennent de plus en plus réalistes et détaillés. Pour autant, il serait encore illusoire de croire que la personnalité de celui qui tient le pinceau ou le crayon se serait complètement effacée derrière le rôle d’un observateur livrant un témoignage direct purement illustratif et sans arrière-pensées, passions ou considérations d’ordre esthétique. Dès lors, la patte de l’artiste, primordiale, entre inévitablement en conflit avec les priorités dictées par le travail des archéologues. Un cas de ce type est demeuré exemplaire, celui des représentations des vestiges mayas, signées par Jean-Frédéric WALDECK.
La biographie de ce dernier reste obscure sur ses origines et sa jeunesse. Selon les différentes versions, il serait né vers 1766 à Prague, Vienne ou Paris. L’homme revendique un titre de noblesse, le plus souvent celui de comte, mais selon les circonstances il prétend aussi être duc ou baron. Il aurait également participé à un voyage d’exploration de LAVAILLANT en Afrique méridionale, avant de rejoindre l’atelier des artistes DAVID et PRUDHON. En 1794, il s’engage dans l’armée, participe à l’expédition d’Égypte ; lors de la capitulation, il s’enfuit avec des camarades et traverse le désert pour rejoindre la France, via un comptoir portugais. Il ne reste pas longtemps inactif et séjourne à l’île Maurice, avant de rejoindre lord COCHRANE au Chili. WALDECK participe ensuite à une expédition au Guatemala, avant de s’établir à Londres.
Dans la capitale britannique, il est chargé de réaliser des lithographies, destinées à illustrer un ouvrage d’Antonio DEL RIO qui, au siècle précédent, avait entrepris l’excavation et l’étude des ruines de Palenque, inaugurant ainsi l’archéologie du monde maya. Il exécute sa tâche sans discuter, mais il se forge l’opinion que les dessins et les plans rapportés par l’ouvrage sont en partie erronés. Deux années plus tard, une exposition intitulée Ancient Mexico, présentant des statues précolombiennes, en particulier aztèques, marque les esprits, dont celui de WALDECK qui, désormais, rêve de se rendre au Mexique pour explorer les vestiges des civilisations disparues, et en rapporter des croquis.
Les tribulations mexicaines d’un artiste
En 1825, il saisit l’opportunité de se faire engager comme ingénieur – poste pour lequel il n’a aucune qualification – par une compagnie minière anglaise, qui exploite un filon d’argent à Tlalpujahua. Sur place, incapable de cacher son incompétence en matière de machines, il quitte rapidement le poste et part s’installer à Mexico, où il vit un temps d’expédients. Il y réalise des décors d’opéra, mais honore également une commande de gravures portant sur la collection précolombienne du Musée national. Il visite des ruines toltèques et aztèques, et se documente en consultant très assidument les archives relatives aux sites préhispaniques. En 1826, le hasard le met sur le chemin d’un diplomate français, qui réussit, après quelques années, à lui procurer l’équivalent d’une bourse de recherche.
Conforté sur le plan financier et soutenu par la Société de géographie de Paris, notre dessinateur peut alors enfin envisager de visiter par lui-même les sites du Chiapas et du Yucatan. Il campe durant presque deux années dans les vestiges de Palenque, entretenant une correspondance avec Edme François JOMARD. Celui-ci, membre de l’Institut, est connu pour avoir présidé à la rédaction de la célèbre Description de l’Égypte. En 1834, à la demande de Lord KINGSBOROUGH, qui cherche à prouver que les civilisations précolombiennes de la région ont été fondées par une “tribu perdue” d’Israël, il gagne l’ancienne cité d’Uxmal où, au terme d’un voyage épique durant lequel il fait office de médecin, il participe, fusil à la main, à un raid de ravitaillement. Atteint de la fièvre jaune, il tombe gravement malade et manque de succomber. Guéri, il n’est pas au bout de ses déconvenues, car il ne peut retourner à Palenque où sévit le choléra. En 1836, alors qu’il se trouve à Mérida, le gouvernement mexicain fait saisir sa collection d’objets, ses aquarelles et ses notes, officiellement pour en faire faire des copies mais, de fait, il s’agit bel et bien d’une confiscation. Heureusement pour lui, notre artiste-archéologue avait eu l’intuition de faire des doubles de ses croquis et de ses esquisses. Jugeant que sa mission est accomplie, et craignant de tout perdre pour de bon s’il s’attarde au Mexique, il rentre en France pour préparer la publication de ses travaux.
WALDECK projette la rédaction de trois livres : une histoire du Mexique ancien et contemporain, une description détaillée des ruines de Palenque, et enfin la relation de son voyage dans le Yucatan. C’est par cette dernière qu’il choisit de commencer. Comme il l’écrit lui-même, il veut ainsi prendre de vitesse les éventuels “concurrents” mexicains, qui pourraient tirer profit des papiers et des dessins confisqués qui ont été transférés à Mexico. En 1838, il publie à Paris Voyage pittoresque et archéologique dans la province d’Yucatan, qu’il dédie à son défunt protecteur KINGSBOROUGH. Le livre est composé d’un court récit de son expédition, d’un glossaire, d’un recueil de phrases en langue maya et de 21 planches reproduisant des gravures, des cartes et des plans, assortis de commentaires. S’il ne néglige pas les observations de nature ethnologique et multiplie les anecdotes, WALDECK fait la part belle à l’histoire de la région et aux vestiges archéologiques, en représentant objets, frises, sculptures et bâtiments d’Uxmal, qu’il appelle également Itzalane.
Dans son avant-propos, notre artiste rédige une véritable profession de foi : “En publiant le résultat de mes voyages dans l’Anahuac, je n’ai assurément pas la prétention de soulever le voile qui dérobe aux yeux des hommes de ce temps les traditions d’une société anéantie. J’espère seulement avoir contribué quelque peu à la solution du problème, en reproduisant, avec la plus scrupuleuse exactitude, les anciens monuments de la province la plus intéressante du Mexique, monuments dont les proportions et les détails avaient été défigurés par les prétendus dessinateurs qui m’ont précédé dans ce pays. Je ne me donne pas pour un archéologue émérite ; les profondes connaissances qu’exige l’étude des vestiges d’une civilisation éclipsée ne sont point mon partage. Mais j’ai vu et décrit en artiste consciencieux ; je me suis attaché à rendre fidèlement ce que j’ai étudié avec patience et amour ; je me flatte d’avoir ainsi ouvert la véritable voie où d’autres, plus compétents que moi, devront marcher pour arriver à de sérieuses découvertes.” Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, force est de reconnaître qu’il n’a pas hésité à donner libre cours à des réinterprétations personnelles.
L’un des exemples les plus flagrants est sa représentation de la pyramide, dite “du magicien” ou “du devin“, baptisée par WALDECK du nom de « pyramide Kingsborough » (ci-dessous)
Un dessinateur à l’imagination débordante
C’est peu dire qu’il a, par le dessin, restauré de fond en comble un monument qui était alors très endommagé et envahi par la végétation. À titre d’exemple, nous avons ci-dessous une autre lithographie du même site, datant de 1843.
Cherchant manifestement à faire ressembler le monument aux pyramides de Gizeh, il en accentue très fortement les arêtes et le côté parfaitement lisse des parois de la construction. De même, il reconstitue en grande partie le temple ruiné qui surplombe l’édifice, et surtout y ajoute des sculptures grandeur nature de personnages qui s’apparentent à des caryatides (ci-dessous). Celles-ci, qui ne sont clairement pas d’une facture maya, évoquent par leurs postures l’Égypte pharaonique, tandis que leurs vêtements font songer à l’Orient antique.
Nous touchons là aux deux obsessions qui ont porté l’imagination de WALDECK. La première est de vouloir absolument relier les ruines précolombiennes à des civilisations situées sur des continents lointains. Cette vision le conduit à faire des rapprochements hasardeux avec l’Égypte, le Proche-Orient, la Mésopotamie, la Grèce, Carthage, ou encore l’Inde. Il partage ses théories avec beaucoup de ses contemporains qui, avec lui, jetteront les bases d’un mayanisme qui, plus tard, alimentera des théories “New Age“. La seconde idée fixe de notre artiste consiste, malgré ses dénégations, à ne pas vouloir se contenter de rapporter ce qu’il voit, mais à arranger, compléter, bref à composer des tableaux dans lesquels s’entremêlent la rigueur archéologique, l’imagination pure et le désir de réaliser une œuvre d’art avec un souci aigu de la mise en scène et de la virtuosité esthétique. Cela est d’autant plus flagrant, qu’entre ses croquis et les œuvres publiées, l’écart est parfois très important. Comme l’écrira Jean-François BAUDEZ, grand spécialiste de notre personnage : “Les esquisses de Waldeck sont souvent bien plus fidèles à la représentation exacte des ruines mayas que ses dessins définitifs, c’est-à-dire ceux qu’il a finalement choisi de publier dans son livre : si l’on compare les dessins pris sur le vif et les aquarelles qui en sont issues, on observe que les premiers sont beaucoup plus fidèles aux originaux que les secondes ; les trahisons de style et d’interprétation des motifs ont lieu surtout au moment de mettre au propre.” À sa décharge, soulignons que beaucoup des monuments représentés étaient en partie dissimulés ou très abîmés, ce qui l’a sans doute incité à les compléter à sa manière.
Autre curiosité : WALDECK croit déceler des représentations d’éléphant – animal inconnu en ces contrées – dans certains motifs sculptés. Ses croquis révèlent qu’il les a utilisés comme éléments décoratifs (voir ci-dessous).
Tout le monde s’accorde sur la qualité artistique des dessins, mais l’ouvrage se fait éreinter par les milieux universitaire et archéologique, de sorte qu’il ne pourra mettre en chantier les deux autres volumes prévus. Il faut dire que, par malchance, la parution de son livre a été précédée par d’autres ouvrages traitant du Mexique, comme Voyage pittoresque et archéologique dans la province du Yucatan de son ami Carl NEBEL, et surtout la traduction française des Antiquités mexicaines de Guillermo DUPAIX. Déjà boudée par les spécialistes, son œuvre sera carrément éclipsée quelques années plus tard par le récit de l’exploration de la région par John Lloyd STEPHENS et Frederick CATHERWOOD, qui rencontrera un écho extraordinaire en Amérique et en Europe.
Un crédirentier plus que centenaire !
Dépité, WALDECK ne désespère pourtant pas de parvenir un jour à faire reconnaître la valeur de son travail. En 1860, il le soumet à une commission du ministère de l’Instruction publique, qui lui achète ses dessins en lui consentant une rente viagère ; mauvais pari car, bien que nonagénaire, il est toujours très actif et vivra encore une quinzaine d’années. Après une longue attente, l’occasion se présente enfin en la personne de Charles Étienne BRASSEUR de BOURBOURG. Ce missionnaire catholique, qui a beaucoup voyagé en Amérique centrale, accompagnant l’armée française au Mexique, s’est fait connaître par ses travaux sur l’écriture maya et la publication du fameux Popol Vuh. Le ministère de l’Instruction publique, commanditaire de cette publication, décide de recourir aux dessins de WALDECK pour illustrer un ouvrage intitulé Monuments anciens du Mexique. Palenqué, Ococingo et autres ruines de l’ancienne civilisation du Mexique.
Par prudence, l’institution commanditaire a jugé bon, dans une longue introduction, d’insérer un avertissement qui met en garde les lecteurs contre l’imagination débordante du peintre : “Toutefois, il est peut-être à propos de faire ici une observation : c’est qu’en même temps qu’il cédait avec raison à une prédilection pour les détails, M. de Waldeck n’a pas toujours su se prémunir suffisamment contre un certain penchant aux restaurations ; disposition presque toujours trompeuse et bien naturelle cependant chez celui qui entreprend de reproduire l’aspect de monuments dont il ne reste que des ruines. On comprend en effet que, passant tour à tour de l’étude des détails à celle de l’ensemble, il soit conduit, presque malgré lui, à voir, avant le temps, dans les restes mutilés qu’il a sous les yeux, l’aspect restauré des monuments tels que son imagination lui fait supposer qu’ils ont dû exister dans l’origine, et qu’en définitive, il se laisse induire à tracer sur le papier un peu plus de choses qu’il n’en voit en réalité ; mais cette précipitation, qui fait devancer le moment où la critique peut se permettre de rétablir le passé avec une certitude suffisante, est presque toujours une source de confusion bien plus qu’une aide, pour en venir à dégager la vérité des voiles qui l’entourent. Aussi a-t-elle été l’écueil le plus sérieux contre lequel sont venus échouer la plupart de ceux qui ont tenté, les premiers, de faire connaître les monuments anciens de l’Amérique, confondant, par inexpérience ou excès de zèle, le travail de l’explorateur qui doit se borner à rassembler des matériaux épars, avec celui de l’homme de science qui serait appelé ensuite à les interpréter pour en reconstituer l’ensemble. C’est sans doute cette confusion d’idées, reste persistant des traditions d’école dont il est souvent si difficile de se dégager entièrement en présence de la réalité, qui aura entraîné quelquefois M. de Waldeck à sortir des bornes d’une saine pratique.”
Ces précisions précautionneuses ne sont pas inutiles car, une nouvelle fois, l’observateur attentif ne manque pas de déceler des anomalies dans les dessins, comme un disque solaire d’inspiration égyptienne, des caractères cunéiformes, des traits physiques accentués, des fioritures néoclassiques, ou un bonnet phrygien. Mais WALDECK peut néanmoins se réjouir de voir enfin son travail mexicain obtenir une certaine forme de consécration, malgré les critiques et les réserves. Avant de s’éteindre paisiblement à l’âge canonique de 109 ans, il fera encore parler de lui en étant à l’origine d’un scandale, lié à un recueil de gravures érotiques tiré d’un ouvrage daté du XVIe siècle – Il Modi -, qu’il prétend avoir découvert dans un monastère mexicain.
Malgré leur caractère parfois fantaisiste, les représentations de WALDECK témoignent d’un réel talent artistique (voir les exemples ci-dessous), mais aussi d’un amour sincère de la culture maya qui l’a véritablement subjugué sa vie durant. Il souhaitait contribuer à la décrypter, quitte à s’improviser archéologue et à imaginer “ce qui aurait dû être” en y intégrant ses propres obsessions.
Si ces dessins ont souffert d’une relative mauvaise réputation au cours du XIXe siècle, ils sont aujourd’hui en partie réhabilités, car toutes les œuvres de WALDECK ne sont pas fruits de sa pure imagination. En sauvegardant par le dessin certains bâtiments, depuis irrémédiablement abîmés ou détruits, son témoignage conserve une certaine valeur, même s’il faut toujours examiner ses représentations d’un œil critique.
Pour aller plus loin sur le sujet, nous vous orientons vers deux lectures : Jean-Frédéric Waldeck, peintre. Le premier explorateur des ruines mayas, par Claude-François BAUDEZ, et Les discordances du regard : à propos de la réévaluation de dessins des ruines mayas, par Jean-Nicolas-Jacques.