William BLAKE, poète et dessinateur
Durant l’époque médiévale, en Occident comme en Orient, les livres, alors rares et précieux, sont souvent de véritables œuvres d’art embellies par la calligraphie, l’enluminure, la reliure, l’orfèvrerie et le recours à des matériaux luxueux. Avec le développement de l’imprimerie et la généralisation progressive du papier, la production va devenir massive. Dès lors, elle devient plus uniforme et moins qualitative dans la forme, même si une autre technique picturale adaptée à ce nouveau support et à une production à grande échelle va également pouvoir connaître un âge d’or : la gravure. De nos jours, le souci de réduire les coûts de production et de distribution prime généralement les considérations esthétiques et artistiques mais, pour autant, les beaux livres n’ont pas totalement disparu. Certains artistes continuent à en faire de vrais chefs-d’œuvre qui contribuent à leur notoriété ; tel est le cas du peintre britannique William BLAKE.
Né à Londres en 1757, ce fils d’un bonnetier aisé est, dès son plus jeune âge, en proie à des visions saisissantes. C’est ainsi qu’à quatre ans, il voit, selon ses dires, Dieu “mettre sa tête à sa fenêtre” et, vers neuf ans, alors qu’il se promène à la campagne, il aperçoit un arbre rempli d’anges et le prophète ÉZÉCHIEL assis dans un jardin. Toute sa vie il tiendra des conversations régulières avec des défunts. Conscients de sa personnalité hors normes, ses parents le retirent de l’école à dix ans pour se charger eux-mêmes de son instruction à la maison. Témoignant d’un intérêt marqué pour le dessin, le jeune homme reçoit de son père des illustrations qu’il passe son temps à copier. À la même époque, il entreprend également de composer ses premiers poèmes dans un style lyrique et visionnaire. Souhaitant devenir peintre, BLAKE suit des cours dans une école de dessin, mais les études d’art étant trop onéreuses pour sa famille, il est placé à l’âge de quatorze ans en apprentissage chez le graveur James BASIRE, auprès duquel il restera sept années. Dans le cadre de sa formation, l’occasion lui est donnée de dessiner les tombeaux de l’abbaye de Westminster, travail qui éveillera chez lui une passion pour l’art gothique qui ne se démentira jamais. En octobre 1779, il intègre la Royal Academy où, en raison d’un caractère entier et intransigeant, il se heurte rapidement aux conceptions artistiques et esthétiques prônées par le directeur de l’époque, Joshua REYNOLDS ; il quitte alors l’institution pour s’installer comme graveur et illustrateur.
Marié entretemps, il apprend à son épouse Catherine à lire et à écrire, mais aussi le dessin, la gravure et la colorisation. Grâce à ses conseils, elle deviendra rapidement une véritable artiste et sa plus précieuse collaboratrice. Par ailleurs, BLAKE, qui se consacre à la poésie, publie un premier recueil en 1783. Quelques mois plus tard, un héritage lui permet de fonder une imprimerie avec un ancien camarade d’apprentissage. Cette expérience, qui s’avère éphémère, lui donne l’opportunité de se faire un nom dans un cercle d’artistes, de penseurs et d’éditeurs, tous animés par des idées nouvelles et radicales. Il se montre lui-même ardent sympathisant des révolutions américaine et française, n’hésitant pas à professer des idées progressistes en matière de politique, de morale et de religion ; attitude qui lui vaudra, à plusieurs reprises, des ennuis avec les autorités.
En 1788, il imagine un nouveau procédé dont l’idée lui aurait été transmise dans un songe par un frère décédé : la gravure en relief. Cette méthode, qui facilite la gravure simultanée d’images et de texte sur une même plaque, permet de produire ce qu’il qualifie d’illuminated printings, soit des “impressions enluminées”. Il va user au mieux de cette technique pour donner libre cours à son imagination débordante et donner vie à ses visions surnaturelles. Vivant grâce aux commandes d’amis éditeurs et marchands d’estampes, il est amené à réaliser les illustrations de la seconde édition d’Original Stories from Real Life, de la pionnière féministe Mary WOLLSTONECRAFT. En parallèle, BLAKE, toujours efficacement secondé par sa femme, conçoit ses propres ouvrages de poésie. Ses premiers recueils enluminés, élaborés dès 1788, portent des titres résumant ses conceptions religieuses anticonformistes qui prônent un christianisme “libertaire” : All Religions are one et There is no natural religion. Pour autant, sans doute faute de moyens, ces brillants essais poétiques ne seront imprimés et publiés que des années plus tard, mais ils lui auront permis de peaufiner son style et d’améliorer sa technique.
Sa réalisation suivante – Songs of Innocence – fait, cette fois, l’objet d’une publication, mais à un nombre limité d’exemplaires car, produits artisanalement, ils sont coloriés à la main, de sorte que les teintes varient d’un exemplaire à un autre. Avec cette œuvre, il peut faire la démonstration d’un langage visuel bien particulier où s’entremêlent texte, dessin et couleurs (un exemple ci-dessous). Comme l’a résumé un universitaire : ” La poésie crée son propre langage visuel, tout comme les images. Les mots poétiques forment un monde dans l’esprit, et Blake lui donne forme en les entrelaçant de manière proéminente parmi les couleurs et les formes de ses poèmes.”
La grande originalité et l’indéniable modernité de l’ensemble n’ont pas rebuté tous ses contemporains, et ce petit recueil de 23 poèmes connaît un succès modeste mais réel. Ayant trouvé le moyen d’exprimer et de diffuser son art, BLAKE est désormais déterminé à se lancer dans la création d’autres livres enluminés.
À rebours de la morale et de la religion traditionnelles
Il entreprend alors la composition d’un ouvrage plus ambitieux et personnel – The Marriage of Heaven and Hell -, qui peut être qualifié de mystique et prophétique, et dans lequel il écrit que : “Sans contraires il n’est pas de progrès. Attraction et répulsion, raison et énergie, amour et haine sont nécessaires à l’existence de l’homme”, et que donc “de ces contraires découlent ce que les religions appellent le bien et le mal. Le bien est le passif qui se soumet à la raison. Le mal est l’actif qui prend source dans l’énergie. Bien est ciel, mal est enfer”. Selon son raisonnement, l’enfer, qui n’est pas intrinsèquement mauvais, est au contraire un symbole d’énergie, de passion, d’émotion et de créativité. S’inspirant aussi bien de la Bible que de John MILTON, DANTE et Emanuel SWEDENBORG, il écrit en vers et en prose un livre qui renferme également les soixante-dix “Proverbes de l’enfer” ainsi qu’une série d’aphorismes, dont l’un des plus célèbres est : “Les prisons se construisent avec les pierres de la loi, les bordels avec les briques de la religion.”
La composition des planches frappe le lecteur par l’utilisation des couleurs, un dessin expressif au trait très énergique et une mise en page atypique rappelant les manuscrits médiévaux. Il offre ainsi au regard de véritables “textes-images”, où l’écriture manuscrite fait véritablement corps avec l’illustration, et inversement. Ci-dessous quelques pages extraites de l’ouvrage.
Des livres de poésie enluminés
BLAKE met trois ans à achever cet opus, mais il faut bien dire qu’il ne chôme guère, puisqu’il met simultanément d’autres projets en chantier. En un laps de temps assez court – soit entre 1793 et 1795 -, il publie plusieurs livres enluminés. Parmi la production intense de cette période, on compte deux courts poèmes prophétiques illustrés, The Book of Thel et Visions of the Daughters of Albion, rédigés à trois ans d’intervalle et édités dans un même volume. Une collection de 26 poèmes – dont The Tyger, que des générations d’écoliers britanniques ont appris par cœur – baptisée Songs of Experience est rattachée à Songs of Innocence, pour ne former qu’un seul et même ouvrage sous le titre de Songs of Innocence and Experience (ci-dessous). Citons également un autre texte en six chapitres, The Book of Ahania, qui est achevé l’année suivante.
À cette production déjà riche s’ajoute un ensemble de trois livres connus sous le titre de The Continental Prophecies ou encore Lambeth Book, du nom du lieu où, depuis 1790, l’artiste réside et a installé son atelier. Cette trilogie se compose de America : a Prophecy, Europe : a Prophecy et The Songs of Los ; curieusement, pour ce dernier volume, notre graveur a renoué avec la taille-douce.
Dans cette série, BLAKE développe une mythologie et une cosmogonie toutes personnelles, déjà abordées dans des poèmes antérieurs, mais qui en constituent ici le thème central. Même s’il reste influencé par la Bible, il met en scène de nombreuses “divinités”, en particulier un personnage nommé URIZEN qui fait office de “Père-Créateur”. Le texte, à la fois poétique, mystique, philosophique, symbolique et ésotérique, est de nouveau magnifié par une iconographie flamboyante et inquiétante, aux accents prophétiques. Dans le tome Europe, on peut admirer une des illustrations les plus connues de notre artiste, celle dite du “grand architecte” (“Ancient of days” en version originale).
Un autre poème composé de huit planches vient compléter et expliciter, en quelque sorte, les Continental Prophecies ; il s’agit de The Song of Los, lui-même divisé en deux sections : Asie et Afrique.
URIZEN est à ce point essentiel dans l’œuvre de BLAKE que ce dernier lui consacre un livre à part, logiquement baptisé The Book of Urizen, dans lequel il revisite la Genèse de manière iconoclaste. Cet ouvrage est très rare aujourd’hui car il n’en subsiste que huit exemplaires. Bien qu’il soit court – 28 planches –, le livre est cette fois encore une véritable œuvre d’art, offrant des visions grandioses et fantasmagoriques puissantes qui ne laissent pas indifférent le spectateur contemporain le plus blasé. Ci-dessous, quelques extraits.
Après cette période d’intense créativité dont il fait preuve dans ses “Iluminated Books”, BLAKE marque une pause en illustrant les livres d’autres auteurs, comme Le Paradis perdu de John MILTON, Le Livre de Job et La Divine Comédie de DANTE, une de ses dernières créations où il démontre qu’il n’a rien perdu en style ni en inspiration.
Avant son décès, qui surviendra en août 1827, il produit encore deux livres enluminés. Le premier est un “Poème en deux livres”, dédié à MILTON son écrivain favori, un ouvrage qu’il mettra sept à huit ans à achever. Mais il se lance en même temps dans un autre chantier ambitieux qui lui tient particulièrement à cœur : Jerusalem, the Emanation of the geant Albion. L’ouvrage, qui comptera une centaine de planches, proposera un foisonnant récit poétique et prophétique – qualifié par la suite de “théâtre visionnaire” –toujours axé sur la mythologie complexe qu’il a imaginée.
Pourtant, cette œuvre puissante et évocatrice a longtemps été ignorée, comme une bonne partie du travail de BLAKE qui n’exposera ses peintures et illustrations qu’à deux reprises en 1808 et 1809. Du vivant de l’auteur, seuls six exemplaires seront imprimés – dont deux seulement en couleurs -, auxquels s’ajoutent quatre exemplaires posthumes. Bien qu’il n’ait pas manqué de soutiens et qu’il ait fédéré autour de lui un petit groupe de disciples et d’admirateurs, ses livres et ses illustrations sont restés largement méconnus de son vivant. Si son génie était reconnu par certains, d’autres le traitaient ouvertement de fou. À la croisée du symbolisme et du romantisme, développant un style atypique et, à bien des égards, novateur grâce à ses fascinants livres enluminés, il est devenu une figure marquante de l’histoire de l’art.