Les dynasties MING et QING
On trouve les premières traces de l’encyclopédisme en Chine, dès la fin de l’Antiquité. Après une longue parenthèse, les ouvrages à portée encyclopédique vont se multiplier à partir du VIe siècle, connaissant un premier âge d’or sous les dynasties Tang et Song puis, trois siècles plus tard, sous la dynastie des Ming qui donneront un nouvel essor à la vie intellectuelle. Un de leurs chefs-d’œuvre encyclopédiques va être le Yongle Dadian, réalisé sous l’ordre express de l’empereur MING CHENZU. Cet ouvrage monumental restera longtemps – avec ses 22 877 rouleaux manuscrits regroupés en 11 095 tomes totalisant entre 370 et 500 millions de sinogrammes – la plus grande encyclopédie jamais conçue, aussi bien en Chine que dans le monde. Ce colosse de papier connaîtra par la suite un destin capricieux et agité, qui explique que seule une partie est parvenue jusqu’à nous. Néanmoins, cette encyclopédie, associée à jamais au nom des MING, demeurera un élément indiscutable du prestige de la dynastie, même après sa chute.
À l’occasion d’une grande révolte paysanne qui, déferlant sur Pékin, entraîne le suicide du dernier empereur Ming, les Mandchous marchent sur la capitale en 1644. Après une longue phase de conquête, ils finissent par placer l’ensemble de la Chine sous l’autorité de leur nouvelle dynastie, celle des Qing. Le peuple mandchou, resté longtemps nomade et installé “de l’autre côté” de la Grande Muraille, reste perçu par une grande partie des Chinois comme étranger et même barbare. Les nouveaux maîtres de la Chine parlent une langue d’origine toungouse qui, utilisant son propre alphabet inspiré du mongol, deviendra pour plusieurs siècles la langue officielle de la cour impériale. Pourtant, tout en conservant quelques traits distinctifs, les empereurs de la nouvelle dynastie cherchent rapidement à se fondre dans la culture et la civilisation traditionnelles de l’empire du Milieu. Les empereurs Qing veulent égaler en prestige la dynastie précédente, dans les arts comme dans les lettres. C’est dans ce contexte que, contemporain de LOUIS XIV, l’empereur KANGXI ordonne la compilation du plus grand dictionnaire de caractères chinois.
En 1735, c’est au tour de QIANLONG (ci-dessous) de monter sur le trône impérial.
QIANLONG, un prince lettré
Ce prince lettré et esthète, qui par ailleurs sera un grand conquérant, a reçu dans sa jeunesse une éducation très poussée. Polyglotte, poète et calligraphe, c’est également un grand mécène mais, surtout, un collectionneur compulsif de manuscrits et d’objets d’art. Sa passion le conduit à imaginer la création d’un groupe de conseillers particuliers, dont le seul rôle consiste à dénicher dans les collections privées les objets susceptibles d’intéresser l’Empereur. Une fois détectés, celui-ci les acquiert en usant si nécessaire de tous les moyens possibles, y compris l’intimidation et, au besoin, la spoliation. En plus de la constitution de cette impressionnante collection de peintures, porcelaines, dessins, jades et calligraphies, QIANLONG caresse également le projet de produire une œuvre encyclopédique capable de rivaliser, du moins en prestige sinon en taille, avec le fameux Yongle Dadian.
En 1772, il fonde un comité constitué de 361 érudits dirigés conjointement par l’écrivain JI YUN, rappelé d’exil pour l’occasion, et LU XIXIONG. Cette assemblée de lettrés et de savants se voit confier une mission de grande envergure : effectuer un choix raisonné parmi les textes les plus importants dans les quatre divisions traditionnelles de l’apprentissage chinois, soit les ouvrages classiques confucéens, les ouvrages historiques, les ouvrages philosophiques et, enfin, ce qu’on peut désigner sous le terme de “belles-lettres”, avec en particulier la poésie, les romans et le théâtre. Ce vaste recueil va prendre le nom de Shiku Quanshu, que l’on peut traduire de manières différentes, comme par exemple “la Bibliothèque complète des quatre trésors”, la Bibliothèque accomplie des Quatre Disciplines des Lettres” ou “Les Livres complets des quatre Magasins”.
Afin de réunir la matière première nécessaire à ce travail, QIANLONG ne lésine pas sur les moyens, mettant toute son administration à contribution. Les bibliothèques impériales font l’objet de recherches minutieuses, mais les officiers et autres représentants de l’État, aussi bien au niveau local que provincial, vont aussi s’efforcer de repérer dans les collections privées les ouvrages rares, afin qu’ils puissent être copiés. Ils incitent leurs détenteurs à les confier aux autorités, mais la méfiance, il est vrai justifiée par ce qui a pu arriver par le passé, est de mise et bien peu s’empressent de répondre à cette demande. Il faut donc rassurer les prêteurs potentiels en promulguant un décret qui certifie que les livres seront rendus à leurs propriétaires une fois la compilation achevée, et qu’ils ne subiront pas de représailles si le contenu s’avère offensant envers la dynastie et le gouvernement mandchous. Quelques mois plus tard, plus de cinq mille ouvrages sont remis plus ou moins volontairement et acheminés vers Pékin. Après avoir subi un examen du comité éditorial – l’Empereur lui-même n’hésite pas à intervenir ponctuellement dans le travail de sélection -, une véritable armée de scribes est chargée de recopier les titres retenus mot à mot. Ces derniers – dont on estime qu’ils seront 3 826 au total – ne sont pas rémunérés en espèces, mais ils acquièrent le droit d’occuper un poste dans l’Administration après avoir transcrit un certain nombre de textes.
Le SHIKU QUANSHU, un monstre éditorial
Après plus de neuf années de labeur continu, le Shiku Quanshu est enfin achevé, et le moins que l’on puisse dire est que le résultat est impressionnant. Cette gigantesque anthologie totalise 36 381 volumes, contenant 2,3 millions de pages soigneusement calligraphiées dans la belle écriture kaishu. Les livres sont reliés par des couvertures de différentes couleurs correspondant à chaque “famille” : vert pour les classiques, rouge pour l’histoire, bleu pour la philosophie et gris pour la littérature.
Sept exemplaires seront réalisés entre 1782 et 1787. Quatre seront stockés dans des bibliothèques construites à cet effet dans les résidences impériales de Pékin, Shenyang et Chengde, pendant que les trois autres, consultables sur demande par les lettrés et les érudits, seront envoyés à Hangzhou, Zhenjiang et Yangzhou. Du fait des guerres et des incendies, trois exemplaires ont complètement disparu. Celui de Hangzhou a été détruit à plus de 70% durant la révolte des Taiping, tandis que les trois autres, abîmés durant la guerre sino-japonaise, sont parvenus jusqu’à nous à peu près complets, contrairement au Yongle Dadian dont la majeure partie a disparu.
Parallèlement à la compilation in extenso des ouvrages, les scribes dressent au fur et à mesure de l’avancement du travail un catalogue de toutes les œuvres qui passent dans les mains des agents impériaux. Connu sous le nom de Siku Quanshu Zongmu Tiyao, le document répertorie les notices bibliographiques des 3 461 textes inclus dans le Shiku Quanshu, de même que 6 793 écrits qui n’ont pas été retenus ; ce qui nous permet dans beaucoup de cas de connaître l’existence d’ouvrages dont aucune copie n’a survécu. Pour les historiens, ce catalogue revêtira autant d’importance que le recueil lui-même, car il dresse un précieux inventaire de la littérature chinoise de l’époque.
Une impitoyable censure impériale
Mais hélas, de manière cruellement paradoxale, la réalisation du Shiku Quanshu, œuvre patrimoniale d’érudition et de conservation, va se doubler de ce qu’il faut bien appeler un véritable autodafé. Contrairement à ce qui était annoncé dans son décret, QIANLONG va saisir l’occasion, d’une part pour rabaisser le prestige des Ming en mettant en exergue des épisodes peu glorieux, et d’autre part pour gommer tout ce qui peut entacher la réputation des Qing. Le but ultime de l’Empereur, loin d’être désintéressé et neutre, est éminemment politique. Il veut livrer à la postérité une littérature chinoise purgée de toute critique envers la dynastie Mandchoue. Tous les livres jugés séditieux sont impitoyablement condamnés à la destruction. Entre 1774 et 1788, un équivalent chinois de « l’Index pontifical » est publié en même temps que le Shiku Quanshu sous le nom de Siku Jinshu. Le document dresse la liste de 2855 livres interdits, dont les possesseurs risquent le bannissement, l’emprisonnement voire la mort. Les gouverneurs reçoivent l’ordre de vérifier toutes les bibliothèques de leur circonscription pour en épurer le contenu conformément à cette liste. Cette volonté de censure est tellement forte que, même après la publication du Shiku Quanshu, des révisions seront faites pour y ajouter des textes qui, en seconde lecture, auront été jugés inconvenants.
Aujourd’hui nous ne pouvons qu’admirer le Shiku Quanshu, dont trois exemplaires sont conservés en Chine populaire et un à Taiwan. Il nous permet en effet de connaître tout un pan de l’histoire littéraire et de la culture chinoises. C’est à juste titre que QIANLONG, mort en 1795, pouvait s’enorgueillir d’être à l’origine d’un tel projet. Pourtant, on ne peut réfréner un irrépressible sentiment d’amertume en sachant que la rédaction de cet ouvrage a été accompagnée d’un vaste projet de censure aboutissant à la disparition pure et simple de milliers d’ouvrages des dernières décennies de règne des Ming, dont il ne subsiste que le titre. Mais, fort heureusement, malgré le zèle déployé par les censeurs, certains exemplaires de ces ouvrages maudits ont par la suite refait surface, retrouvés dissimulés en Chine ou dans des bibliothèques étrangères. C’est ainsi que le superbe Tiangong Kaiwu (L’exploitation des œuvres de la nature),victime de l’épuration des Qing et sur lequel nous reviendrons, a littéralement disparu de son pays d’origine pendant deux siècles avant que des copies ne refassent surface en France et au Japon.
Le Shiku Quanshu sera le dernier avatar de l’encyclopédisme impérial. Miné tant par les difficultés internes que par les interventions étrangères de plus en plus agressives, l’Empire sera remplacé par une république, proclamée le 1er janvier 1912, et le dernier empereur Qing abdiquera officiellement le mois suivant. Par la suite, les encyclopédies chinoises s’inspireront du modèle occidental, dont l’Encyclopaedia Sinica, éditée en 1916 par le Britannique Samuel COULING. Le Cihai (Mer de mots) verra le jour en 1938 après près de vingt ans de travaux et, en 1978, la Chine communiste publiera la première grande encyclopédie moderne, le Zhōngguó Dà Bǎikē Quánshū, soit la “Grande Encyclopédie de Chine” qui, à la parution du dernier volume en 1993, ne comptait pas moins de 74 volumes.