Les deux frères GRIMM, auteurs à succès
Si les noms de Jacob Ludwig Karl et Wilhelm Carl GRIMM – plus connus sous l’appellation “frères GRIMM” – sont devenus mondialement célèbres et le sont restés jusqu’à nos jours, c’est grâce à leur travail de collecte des contes et légendes issus du folklore germanique mais aussi des traditions populaires européennes. Certes, ils n’étaient pas les premiers à signer des recueils de ce genre – Giambattista BASILE et Charles PERRAULT auxquels ils empruntent plusieurs récits, les ont précédés de plus d’un siècle -, mais leurs œuvres, remaniées au fil d’éditions successives, vont connaître un immense succès. C’est grâce à eux que des histoires comme celles de Raiponce, Hansel et Gretel, le Roi Grenouille, le Vaillant Petit Tailleur, le Loup et les Sept Chevreaux, et surtout Blanche-Neige, sont devenues des contes universels qui ont enchanté l’enfance de plusieurs générations.
Le DWB, un dictionnaire monumental
Mais loin de se contenter de n’être que des conteurs, les deux frères, toujours inséparables même après le mariage du plus jeune, sont aussi des linguistes et des philologues. À l’origine, leur travail sur les contes s’inscrit dans une perspective historique et linguistique de la langue allemande. C’est comme linguistes que, dans les pays germanophones, les GRIMM restent associés à un grand projet lexicographique qui n’aboutira que bien plus tard, le Deutsches Wörterbuch (Dictionnaire allemand), familièrement appelé le DWB, mais baptisé aussi le “Dictionnaire de Grimm” en l’honneur de ceux qui ont initié sa rédaction.
Le plus connu des deux, Jacob, est par ailleurs l’auteur d’une importante Deutsche Grammatik, publiée pour la première fois à Göttingen en 1819. L’analyse développée dans cet ouvrage lui a permis d’attacher son nom à un principe de mutation phonétique des langues germaniques, dit “loi de Grimm“. Professeurs et bibliothécaires à l’université de Göttingen, les deux frères sont signataires, en 1837, d’une déclaration qui proteste contre l’abrogation de la constitution libérale par le nouveau souverain du royaume de Hanovre. Malgré leur célébrité, leur prise de position leur vaut de perdre leur fonction et de devoir quitter le pays. Libérés de toute obligation, ils ont désormais toute latitude pour se lancer dans un projet pharaonique : rédiger le premier grand dictionnaire historique de langue allemande. À l’époque cette dernière, à l’image du pays, n’est pas unifiée car, de la Prusse à la Bavière, de la Saxe à la Suisse, de l’Autriche à la Rhénanie et à la Silésie, l’allemand se trouve fractionné en plusieurs familles et en nombreux dialectes. Seuls LUTHER, dans sa traduction de la Bible, et Johann Christoph ADELUNG, auteur en 1774 du premier grand dictionnaire exhaustif de la langue allemande (le Grammatisch-kritisches Wörterbuch der Hochdeutschen Mundart), ont déjà jeté les bases d’un allemand unifié. À l’âge du romantisme, l’idée d’une langue germanique commune est également associée à la naissance d’une identité allemande dont la culture et le génie, le “Volksgeist“, ont vocation à s’exprimer à travers une langue codifiée et unifiée à l’image d’une unité politique et culturelle allemande à laquelle aspirent les frères GRIMM.
À vrai dire, la paternité de ce projet revient à Karl August REIMER et Salomon HIRZEL, libraires et éditeurs à Leipzig. Dès 1830, ceux-ci ont approché les GRIMM pour les recruter afin d’élaborer un dictionnaire de référence traitant de la langue allemande moderne “de Luther à Goethe” mais, au moment de cette proposition, les frères étaient bien trop occupés pour vouloir se lancer dans une mission aussi chronophage. Leur “mise à pied” de 1837 va venir à point nommé pour leur permettre de disposer du temps nécessaire pour entreprendre une telle œuvre. Relancés par REIMER, appuyé cette fois par Moriz HAUPT, philologue célèbre et personnalité éminente de la Germanistique, les GRIMM finissent par donner leur accord au projet en octobre 1838. Peu après, sollicités par le roi de Prusse, qui les nomme académiciens, nos deux linguistes s’installent à Berlin. Désormais bien établis et couverts d’honneurs, ils peuvent se consacrer pleinement à leur grande entreprise (ci-dessous un des brouillons de Jacob). Mais la rédaction va s’avérer bien plus ardue qu’escomptée. En effet, s’ils avaient tablé sur une dizaine d’années pour composer six à sept volumes, ils vont être vite confrontés à des contraintes liées à l’immensité de la tâche dans laquelle ils se sont engagés. Leur expertise dans l’étymologie, la linguistique et l’histoire littéraire est incontestable mais, malgré tout, ils se voient obligés de recourir à une véritable armée de collaborateurs, qui culminera au nombre de 88. Ces derniers sont amenés à compulser plus de 1 270 œuvres pour en extraire les citations indispensables afin d’enrichir les notices rédigées par les deux frères. Plus de 600 000 fiches de travail sont rédigées, sans compter celles établies par les frères GRIMM eux-mêmes qui, terriblement exigeants, ne trouvent pas toujours leur bonheur dans cette « base de données ».
Des lexicographes pointilleux
Les GRIMM cherchent obstinément à obtenir la définition la plus exacte et la plus précise possible, compte tenu de l’évolution sémantique des mots. Wilhelm résume ainsi l’objectif poursuivi : “L‘écriture d’une histoire naturelle des mots individuels“. Dès lors, il s’agit pour eux d’allier une certaine érudition à un langage clair et à un style épuré de considérations trop techniques afin de rendre l’ensemble accessible au plus grand nombre. En effet, l’ouvrage, qu’ils souhaitent fédérateur, doit pouvoir être lu aussi bien par la bourgeoisie que par les classes populaires. Une des grandes originalités du dictionnaire, au regard de ses équivalents européens, consiste à contenir des termes très familiers, voire des injures. Jacob précise sa pensée sur cette particularité : “Le dictionnaire n’est pas un livre de morale, mais une entreprise scientifique qui convient à tous les usages. Même dans la Bible, il ne manque pas de mots mal vus dans la haute société.” En revanche, sont exclus du lexique les termes techniques et scientifiques trop spécifiques, de même que les mots d’origine étrangère qui ne sont pas d’un “usage général et populaire”.
Jacob et Wilhelm se sont partagé le travail – le premier s’occupant du A, du B et du C, tandis que le second, apparemment plus lent, se consacre au D ; chacun s’abstenant par accord tacite de commenter son travail et celui de l’autre. Au fil des ans, la rédaction n’avance que très lentement, d’autant que d’autres occupations viennent périodiquement les distraire de leur tâche, en particulier la participation de Jacob comme député à l’éphémère parlement de Francfort en 1848. Leurs efforts finissent par payer et, en mars 1852, un prospectus annonce les premières livraisons. Le premier tome complet (ci-dessous) est publié par HIRZEL le 13 avril 1854, soit presque 16 ans après le lancement du projet.

L’accueil s’avère dans l’ensemble très favorable – certains critiques faisant même l’éloge d’une “grande œuvre nationale” -, et le premier tirage de 10 000 exemplaires se trouve vite épuisé. Certains linguistes, comme Christian WURM et Daniel SANDERS – ce dernier écrira d’ailleurs plus tard son propre dictionnaire -, pointent des faiblesses et ne se privent pas d’émettre des réserves, pendant que les autorités catholiques dénoncent une approche trop protestante dans la rédaction de nombreux articles, dont celui consacré aux indulgences (Ablaß en allemand). Les deux frères ont beau travailler d’arrache-pied, il devient rapidement évident, à la grande inquiétude de l’éditeur, qu’ils ne pourront pas achever le dictionnaire de leur vivant. Peu de temps après avoir fini la lettre D, Wilhelm décède en décembre 1859, de sorte que tout repose désormais sur le seul Jacob qui, bien qu’âgé et malade, se refuse à prendre un assistant pour remplacer son défunt frère. Il aura le temps de terminer l’article Frucht (Fruit) avant de mourir à son tour en septembre 1863.
Les continuateurs du grand œuvre
Comme redouté par ses éditeurs, le dictionnaire reste donc inachevé, mais le prévoyant HIRZEL a déjà en tête deux personnes capables de continuer l’œuvre des frères GRIMM. Le premier, Rudolf HILDEBRAND, après avoir travaillé comme correcteur du DWB, a été chargé par le libraire, dès 1856, à l’insu de Jacob et Wilhelm, de travailler sur la lette K. Le second est Karl WEIGAND, auteur de l’un des premiers dictionnaires consacrés aux synonymes de langue allemande. C’est ainsi qu’en 1863 les deux compères deviennent co-rédacteurs en chef, avec l’appui financier des autorités de Prusse, pour lesquelles le livre est devenu un véritable objet de fierté. De surcroît, le dictionnaire unifié est parfaitement en phase avec le projet d’unité allemande porté alors par le chancelier BISMARCK, lequel apporte un soutien sans faille à l’entreprise.
La rédaction se poursuit donc, mais toujours avec une certaine lenteur, en partie due aux marottes respectives de ses deux directeurs. En effet, quand HILDEBRAND a tendance à s’étendre longuement sur certains sujets en se perdant inutilement dans les détails, son collègue WEIGAND alourdit inutilement les définitions en refusant toute version régionale ou dialectale d’un même mot. À partir de 1867, un troisième rédacteur, Moritz HEYNE, se joint à eux pour tenter d’accélérer le rythme, notamment en faisant appel à une équipe d’étudiants pour rédiger des articles sous sa direction. Mais, malgré cet effort, le DWB semble bel et bien encalminé. À titre d’exemple, le successeur d’HILDEBRAND, Hermann WUNDERLICH, mettra près d’une vingtaine d’années pour achever les définitions allant de Gestüme à Gezwang.
Dans le monde savant et universitaire comme dans les institutions académiques, un constat finit par s’imposer : il faut changer le mode de fonctionnement de l’équipe éditoriale si le DWB veut avoir une chance d’aboutir. L’Académie royale des sciences de Prusse supervise désormais le projet, pendant que l’université de Göttingen demeure le point central de collecte de la documentation et des dotations financières destinées à recruter des rédacteurs et des assistants salariés. Surviennent alors la Première Guerre mondiale puis la crise financière, pendant lesquelles l’entreprise, après avoir été menacée de sombrer, est sauvée in extremis par le mécénat. Le travail reprend sur de bonnes bases à partir de 1931, date à laquelle toute l’équipe rédactionnelle se trouve réunie dans un même bâtiment berlinois. Dès lors, une fois le projet DWB repris en main par le vétéran Arthur HÜBNER, les livraisons vont se succéder à un rythme beaucoup plus rapide que durant les décennies précédentes. Il est alors permis d’escompter un achèvement prochain de l’ouvrage quand le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale vient ruiner cet espoir. Heureusement, la bibliothèque et les archives, riches de milliers de documents, réussissent par chance à échapper au cataclysme après avoir été abritées dans une mine de potasse. Dès 1947, ce sauvetage miraculeux motive des universitaires de Berlin-Est et de Göttingen qui décident de relancer le chantier avec l’aval des autorités soviétiques.
À partir de 1949, la division de l’Allemagne en deux États complique la collaboration des deux équipes mais, malgré la Guerre froide et la fracture géopolitique, le DWB va demeurer un des seuls projets pangermanistes de la période. Le dernier fascicule peut être publié en janvier 1961, couronnant ainsi 123 années d’efforts. À cette date, le Deutsches Wörterbuch, qui comprend 67 744 colonnes de texte et 320 000 mots-clés, ne pèse pas moins de 84 kilos. Dix ans plus tard, un supplément, le 33e volume, riche de 25 000 définitions supplémentaires, vient compléter l’ensemble.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là car il apparaît très vite que le très long temps de rédaction du DWB appelle une révision complète de la partie ancienne de l’ouvrage, en particulier celle écrite par les frères GRIMM. Dès 1957, soit avant même que le dictionnaire soit achevé, est déjà programmée une réédition dont la rédaction débute en décembre 1961. Cette fois encore, les deux bureaux situés de chaque côté du rideau de fer vont travailler de concert avec efficacité, Berlin à l’Est s’occupant de la partie allant de A à C et Göttingen à l’Ouest de celle de D à F. Les volumes “révisés” et actualisés, mais présentés comme étant conformes à l’esprit des deux auteurs originaux, commencent à paraître à partir de 1965. Mais, nouvelle difficulté, les autorités de la RDA commencent à faire preuve de dédain face à un projet qu’elles qualifient désormais de “bourgeois”, de sorte que beaucoup des membres de l’équipe berlinoise se voient réaffectés à d’autres tâches et que la partie qui leur est confiée reste inachevée jusqu’à la réunification. À partir de 1990, une réorganisation totale du fonctionnement du DWB est alors engagée, avec l’aide bienvenue de l’outil informatique.
L’intégralité du DWB est numérisé par les soins de l’université de Trèves entre 1998 et 2003. Une version CD-Rom est mise en vente en 2004 et une version standard est également accessible en ligne. Entre 2006 et 2016, le travail de révision des lettres A à F est enfin terminé. Mais, faute de financement, la révision souhaitable du reste de l’ouvrage demeure encore en suspens à l’heure actuelle. 184 ans après les premières lignes écrites par les frères Grimm, le chantier du Deutsches Wörterbuch, encore inachevé, promet de procurer de l’ouvrage aux générations futures de linguistes germanophones.








