COMENIUS, un pasteur féru d’éducation
Pour le lecteur contemporain, il paraîtrait inconcevable qu’une encyclopédie ne contienne pas d’illustrations, lesquelles, sous la forme de photographies, de dessins, de schémas ou de cartes, permettraient d’expliciter ou d’appuyer le propos. Pourtant, en feuilletant la plupart des sommes encyclopédiques publiées entre les XVIIe et XIXe siècles, nous constatons que, pendant longtemps, la présence d’illustrations n’a pas été la norme. La plupart des ouvrages se présentaient comme d’austères recueils de pages recouvertes d’un texte serré, avec parfois plusieurs niveaux de lecture dans le texte principal, les notes et les commentaires. Nombre de livres privilégiaient la théorie et le discours, en négligeant l’aide que pouvait leur apporter l’image éducative, longtemps cantonnée aux livres de médecine, de géographie ou de botanique. Mais la situation évoluera avec les progrès techniques de l’imprimerie, qui permettront de proposer une iconographie de qualité à un prix accessible où la couleur prendra de plus en plus de place. Cette émergence de l’illustration pédagogique et ses conséquences sur l’encyclopédisme doivent beaucoup à un pionnier des sciences de l’éducation, le Tchèque Jan Amos KOMENSKY, plus connu sous le nom de plume de COMENIUS.
Né en Moravie vers 1592, l’homme est issu d’une famille adepte d’une Église évangélique héritière des Hussites : les Frères tchèques. Il suit des études à Herborn, où il a comme professeur l’érudit Johann Heinrich ALSTED, futur rédacteur d’une série d’encyclopédies en latin. Théologien et philosophe, ce dernier professe également des idées novatrices en matière de didactique et de pédagogie, qui influenceront profondément son élève et ami. Dès lors, COMENIUS se lance dans l’écriture avec la rédaction d’un “Trésor” de la langue tchèque, tout en travaillant à deux projets encyclopédiques : le Theatrum universitatis rerum et l’Amphitheatrum universitatis rerum ; trois ouvrages qui resteront inachevés.
Devenu pasteur en 1616, il dirige une paroisse, mais la guerre de Trente Ans éclate, qui va bouleverser sa vie. Lors de la prise de sa ville par les troupes catholiques, sa tête étant mise à prix, il doit fuir en abandonnant ses manuscrits et sa bibliothèque. Lorsqu’en 1628, le catholicisme est proclamé seule religion autorisée sur les terres du royaume de Bohême, il doit s’exiler à Leszno en Pologne, une cité refuge de communautés protestantes qui fuient la guerre. En ces temps très troublés, COMENIUS ne cesse d’écrire, considérant qu’il est plus que jamais nécessaire de réfléchir aux moyens d’améliorer la société de son temps. Pour lui, un des points de réforme prioritaire porte sur l’éducation, en particulier celle des plus jeunes. Il émet ce jugement sévère sur les écoles de son époque : “Des chambres de torture pour l’intelligence, d’où ne sortaient que des ânes sauvages, des mulets sans frein et dissolus“. Sa vision de l’enseignement se veut radicale, empreinte d’un égalitarisme peu répandu de son temps. Il la résume en ces termes : “Tout doit être enseigné à tout le monde, sans distinction de richesse, de religion ou de sexe.” Il voit son projet de démocratisation de l’instruction comme une valeur chrétienne fondamentale et justifie ce choix en faisant valoir que, dans le culte protestant, chacun doit avoir un accès direct aux textes sacrés. COMENIUS défend avec conviction l’idée d’une pédagogie fondée sur le respect du rythme et des capacités de l’élève, qui prépare les individus à assumer leurs responsabilités morales, sociales et politiques.
Dans son exil polonais, il s’intéresse à l’enseignement du latin, alors la langue savante universelle en Europe. S’inspirant d’un manuel qui présente des phrases courtes en latin accompagnées par leur traduction dans plusieurs langues, il élabore un ouvrage Janua linguarum reserata sive seminarium linguarum et scientiarum omnium (en français : La Porte des langues ouverte, ou la Source de toutes les langues et sciences). Cet ouvrage, qui connaîtra un succès international, sera traduit en quinze langues au cours du XVIIe siècle, avant d’être abondamment imité et copié. L’auteur construit son livre sous la forme d’une métaphore reprenant le dialogue entre un maître et son élève. L’enseignant décrit les différentes sphères de la vie, passant en revue les phénomènes physiques mais aussi les réalités sociales, culturelles et spirituelles. Il précise encore ses conceptions pédagogiques dans sa Didactica Magna, un ouvrage où il prône un système d’éducation pour les deux sexes, réparti en quatre degrés : l’école maternelle, l’école publique pour les enfants, l’école secondaire pour les adolescents et les académies pour les plus âgés. Par ailleurs, il défend l’idée que l’éducation est un processus qui dure toute la vie.
Ses idées sont modernes pour l’époque ; en effet, il théorise l’apprentissage par le jeu et invite les éducateurs à enseigner de manière visuelle au milieu de la nature ou dans un environnement auquel l’enseignement est thématiquement lié. L’auteur, pasteur de son état et théologien avant tout, lie intrinsèquement éducation et spiritualité, ce qui ne lui vaudra pas que des partisans. DESCARTES, entre autres, désapprouvera qu’il puisse “joindre la religion et les vérités révélées avec les sciences qui s’acquièrent par le raisonnement naturel”, alors qu’il ne faudrait pas ” appliquer l’Écriture sainte à une fin pour laquelle Dieu ne l’a point donnée, et par conséquent en abuser”. Notre pasteur développe en parallèle la pansophie, système philosophique qui vise à apporter l’harmonie et la paix à la société grâce à la connaissance universelle.
L’Orbis Pictus, son œuvre majeure
Chassé d’un pays où il ne pourra jamais revenir, COMENIUS sillonne l’Europe, de l’Angleterre à la Suède, en passant par la Hongrie, avant de s’installer finalement en 1656 à Amsterdam où il finira sa vie. Ses idées rencontreront un certain écho et il se verra même proposer de diriger, en Amérique, l’école de Harvard fondée en 1636. Dans sa nouvelle résidence hollandaise, il achève de mettre au point l’ouvrage qui restera son œuvre la plus célèbre : l’ Orbis sensualium pictus. Ce livre, publié pour la première fois à Nuremberg en 1658, en allemand et en latin, est mis en vente à un prix relativement modeste. Spécialement destiné aux jeunes enfants, ce petit ouvrage, voué à faciliter l’apprentissage de la lecture et l’initiation au latin, présente l’originalité d’être illustré et structuré en courts chapitres. Ceux-ci, au nombre de 150 , cherchent à couvrir l’ensemble des connaissances élémentaires. Fidèle à son précepte “il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens”, il veut initier les jeunes élèves à la connaissance du monde sensible, pour lui un préalable indispensable à l’assimilation les notions les plus abstraites.
C’est ainsi qu’il écrit : “Ce livre servira, comme je l’espère, à attirer les jeunes esprits afin qu’ils ne s’imaginent point que l’école soit une espèce de gêne mais, qu’au contraire, ils ne s’y figurent que des délices et du divertissement.” Le but affiché est clair : “Que les enfants ne voient rien qu’ils ne sachent nommer et qu’ils ne nomment rien qu’ils ne sachent montrer.” À travers une série de thèmes – géographie, astronomie, zoologie, botanique, géologie, religion, l’humanité et ses activités, etc. -, il propose en 309 pages une “encyclopédie abrégée des connaissances utiles“, de nature lexicale, qui associe une image à chaque terme. L’illustration – que certains attribuent au graveur Paul KREUTZBERGER – se présente sous deux formes. D’abord un système de vignettes faisant face au texte correspondant ; c’est notamment le cas pour les animaux. Nous vous proposons ci-dessous deux feuillets qui nous permettent de constater qu’à chaque espèce l’auteur a joint son “cri” typique.
Mais la technique qu’il a clairement privilégiée est celle d’une planche présentant une mise en scène annotée de lettres et de chiffres qui renvoient aux termes adéquats. Ce système, qui nous est désormais bien familier, constitue à l’époque une vraie nouveauté. Ci-dessous, les illustrations “tête et mains” et “le bain“.
Il est à noter que les images ne sont pas particulièrement réalistes. Comme l’a écrit Annie RENONCIAT : “L’objectif de l’Orbispictus est l’apprentissage du langage et l’acquisition d’idées claires, et non la transmission de connaissances scientifiques. Pour cette raison, Comenius ne demande pas aux gravures d’offrir une image réaliste de l’univers : la représentation des objets ne procède pas ici de l’observation du monde mais d’une construction abstraite qui relève de la nomenclature.”
L’Orbis sensualium pictus connaît immédiatement le succès et, dès l’année suivante, une édition bilingue anglais-latin est éditée à Londres grâce au pédagogue britannique Charles HOOLE, qui en signe la traduction, les planches originales étant conservées.
En 1666, c’est au tour d’une édition quadrilingue latin-allemand-italien-français de voir le jour. Il faudra attendre 1685 pour que l’ouvrage soit enfin traduit dans la langue natale de COMENIUS mais, entretemps, il a été largement diffusé dans une grande partie de l’Europe. Si, aujourd’hui, cet ouvrage peut nous paraître un peu simpliste, il est à l’époque un des seuls livres de ce genre spécialement conçu pour servir de support pédagogique et, de fait, il a fini par acquérir la stature d’un manuel scolaire à la fois ingénieux dans sa construction, facile à utiliser et d’un contenu universel. Des décennies plus tard, le bibliothécaire Joseph GESSNER résumera en ces termes la portée de ce livre : “J’aime beaucoup les livres de Comenius, en particulier l’Orbis Pictus, non pas parce qu’ils sont les meilleurs, mais parce que nous n’en avons pas de meilleurs.”
Modernisé, augmenté de nouvelles thématiques et doté de nouvelles illustrations, l’Orbis connaîtra une longue carrière puisqu’il sera utilisé dans certaines écoles jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Il sera même diffusé en Orient et fera l’objet d’adaptations en chinois, en turc, en arabe et en persan. En 200 ans, sortiront 245 éditions auxquelles s’ajouteront des imitations plus ou moins abouties. Si COMENIUS est toujours célébré comme un des pères de la pédagogie moderne, et l’Orbis sensualium pictus comme un prototype de manuel scolaire, l’homme et son œuvre restent aujourd’hui largement méconnus du grand public ; si on excepte bien sûr son pays natal qui en a fait une figure majeure de son histoire. Afin de réparer quelque peu cette injustice, deux artistes ont organisé, en1995 à Karlsruhe et en 1996 à Amsterdam, une installation baptisée Orbis sensualium pictus revised, rendant un hommage remarqué à une personnalité quelque peu oubliée, qui avait rêvé de rallier ses contemporains à un principe : “Le monde entier est une école pour tous les hommes, sur toutes choses et de toutes manières.”