La Cyclopædia de CHAMBERS, germe de la grande Encyclopédie
De nos jours, l’Encyclopédie initiée par DIDEROT et D’ALEMBERT est reconnue comme le fleuron éditorial de la France des Lumières. Rappelons-nous cependant que cette magnifique et tumultueuse entreprise aura eu comme point de départ un simple projet de traduction d’un ouvrage britannique publié pour la première fois en 1728, sous le titre Cyclopædia : or, An Universal Dictionary of Arts and Sciences.
Son auteur, Éphraïm CHAMBERS, s’est appuyé sur les travaux de différents auteurs, tels que BAYLE, MORÉRI et HARRIS, pour rédiger un dictionnaire organisé de manière alphabétique. Mais, loin de n’être qu’un lexique de termes, l’ouvrage avait également pour ambition de présenter et expliquer au lecteur de manière synthétique le fonctionnement des arts et des sciences de l’époque. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert dépassera son modèle initial et s’en démarquera pour aboutir à une œuvre d’une dimension autrement plus vaste et ambitieuse. Pour autant, le livre de CHAMBERS ne sombrera pas dans l’oubli, poursuivant sa carrière outre-Manche au prix d’un intense travail éditorial porté par un personnage, quelque peu méconnu chez nous, du nom d’Abraham REES (ci-dessous).
Abraham REES, un encyclopédiste besogneux et talentueux
Né au pays de Galles en 1743, REES est un pasteur protestant presbytérien non affilié à l’Église anglicane qui s’impose comme le culte officiel de la monarchie britannique. Ayant, durant ses études, fait montre de grandes dispositions pour l’hébreu et les mathématiques, il enseigne successivement dans différents établissements, dont le New College de Hackney. En parallèle à sa carrière universitaire, il occupera également des responsabilités pastorales dans différentes congrégations londoniennes.
Passionné par les sciences et les mathématiques, REES porte une grande admiration au livre de CHAMBERS, tout en reconnaissant que l’ouvrage, très incomplet, nécessite un très grand nombre de corrections et de mises à jour, en dépit d’un supplément en deux volumes réalisé en 1753 par George Lewis SCOTT et john HILL selon les notes laissées par l’auteur. Soutenu par des libraires intéressés par le projet de la nouvelle édition d’un ouvrage qui bénéficie d’une flatteuse réputation en Grande-Bretagne comme en Europe, REES entreprend la refonte complète de la Cyclopædia et de son supplément. Tout en conservant le plan original et l’essentiel du texte initial, il donne à l’ensemble une ampleur nouvelle. Son travail achevé, il revendiquera l’ajout de plus de 4 400 nouveaux articles et d’un index de près de 80 pages classé en 100 rubriques riches de 57 000 entrées. Autre élément qui contribuera à faire de cette édition un classique : les remarquables gravures de l’artiste Isaac TAYLOR.
Cette nouvelle version est éditée sous la forme de numéros hebdomadaires – on en comptera 418 -, dont la livraison débute en 1778 pour s’achever une dizaine d’années plus tard. Une version reliée, publiée à partir de 1781, sera achevée en 1788. Le succès est au rendez-vous et, pour faire face à la demande, une réimpression s’avère nécessaire. Le travail de REES, très apprécié, vaut à son auteur la reconnaissance de la Royal Society, dont il est fait membre en 1786. Désormais comblé d’honneurs et devenu une personnalité en vue, il porte une ambition nouvelle : élaborer sa propre encyclopédie, celle qui sera communément désignée sous le titre The New Cyclopædia.
Cette fois, REES ne se lance pas dans l’aventure en solitaire, même s’il rédige de sa main un grand nombre d’articles. Il fait appel à près d’une centaine de contributeurs, recrutant aussi bien des éminents spécialistes dans leur domaine – tels que le peintre Thomas PHILLIPS, le chirurgien William LAWRENCE, l’ingénieur David MUSHET, Luke HOWARD, le “père de la météorologie moderne”, et le sculpteur John FLAXMAN – que des journalistes de revues scientifiques et des professeurs d’universités ou d’académies militaires. Parvenu à réunir une équipe de valeur, REES doit faire face à une certaine méfiance de la part des institutions et des conservateurs. Dans le contexte de la Révolution française puis des guerres napoléoniennes, l’esprit encyclopédique est devenu quelque peu menaçant aux yeux des autorités du Royaume-Uni qui voient un lien direct entre la philosophie des Lumières et le développement d’un courant de pensée radical porté par des activistes désireux de modifier en profondeur la vie sociale et politique du pays. La New Cyclopædia est donc suspecte a priori et, à sa publication, son contenu sera scruté avec sévérité par les loyalistes, qui vont guetter le moindre accroc à la religion et à la monarchie ; d’autant que plusieurs des contributeurs, comme Jeremiah JONES, sont notoirement considérés comme séditieux. Sans doute par précaution, la plus grande partie des articles ne sont pas signés. Pour donner des « gages patriotiques » aux détracteurs de l’ouvrage, le contenu est fortement anglicisé, aussi bien dans le contenu que dans la forme. C’est ainsi que les LOUIS, rois de France, sont répertoriés sous le nom de LEWIS.
Autre préoccupation pour REES, la sévère concurrence de l’encyclopédie Britannica qui, éditée pour la première fois à Édimbourg en 1771, se présente comme la réponse britannique – mais aussi conservatrice – à l’Encyclopédie Diderot-d’Alembert. Sa troisième édition, achevée en 1797, se présente comme la plus importante et la plus complète des encyclopédies de langue anglaise. Alors que la nouvelle version de la New Cyclopædia est bien avancée, la quatrième édition de la Britannica est déjà en cours de rédaction. Dès lors, il revient à REES de se démarquer d’un ouvrage entretemps devenu la grande référence encyclopédique anglophone. À noter qu’à la même époque d’autres projets concurrents cherchent également à s’imposer, comme l‘Encyclopædia Londonensis, The British Encyclopedia or Dictionary of Arts and Sciences, l’Edinburgh Encyclopædia ou encore la Pantologia.
L’impression de l’ouvrage, qui se veut de grande qualité, est confiée à Andrew STRAHAN, imprimeur du roi. La publication en volumes débute le 1er janvier 1802 pour ne s’achever qu’en août 1820.
Un monument éditorial
Le résultat est impressionnant : 39 volumes de texte – curieusement non paginés – et 6 volumes de planches, dont un atlas et un volume spécifiquement dédié à l’histoire naturelle. Au total, l’ouvrage compte environ 39 millions de mots. Certains articles sont particulièrement développés, 500 d’entre eux dépassant les 11 000 mots ; Canal, l’article le plus long rédigé par John FAREY, en totalise 210 000 à lui seul. REES a également voulu mettre l’accent sur les notices biographiques qui, dans l’ensemble, sont relativement brèves, à l’exception notable de celle consacrée à James COOK.
Le titre complet de l’encyclopédie est The Cyclopædia ; or, Universal Dictionary of Arts, Sciences, and Literature mais, afin de la distinguer de son illustre devancière, l’habitude sera rapidement adoptée de la désigner sous les noms de The New Cyclopædia ou de Rees’s Cyclopædia. Comme annoncé, ce sont les sciences et les arts qui constituent le cœur de cette nouvelle encyclopédie. La plupart des thèmes y sont abordés : botanique, entomologie, zoologie, religion, astronomie, médecine, géométrie, géographie, ornithologie, histoire, économie, géologie, architecture, etc. La technologie, l’agriculture et l’histoire naturelle – à lui seul James Edward SMITH fournit 3 348 articles sur la botanique – donnent lieu à de longues et méticuleuses descriptions. Les auteurs prennent soin de traiter les avancées récentes, comme celles qui touchent à l’industrie – par exemple les manufactures textiles -, la chimie, l’électricité ou encore la révolution agricole. La musique et les musiciens ont également fait l’objet d’une attention particulière grâce aux contributions de Charles BURNEY, qui signe 1752 des 1971 articles consacrés au sujet.
Les gravures et les planches constituent un point fort de la New Cyclopædia en raison de leur indéniable qualité d’exécution et d’impression. Nous vous proposons quelques exemples ci-dessous avec des planches dédiées à la pyrotechnie, au voltaïsme et à la fabrication du papier.
REES a fait appel à quelques artistes éminents, tels que William BLAKE, Wilson LOWRY, le cartographe Aaron ARROWSMITH, ou encore Thomas MILTON à qui l’on doit la plupart des belles planches d’histoire naturelle (ci-dessous).
L’accueil reçu par la New Cyclopædia de REES s’avère plutôt mitigé, certains critiques pointant un déséquilibre général de l’ouvrage imputable à la disparité de taille des articles, à l’absence d’index ainsi qu’au classement alphabétique un peu confus. Pourtant, cet ouvrage qui, en son temps, aura sans doute été la plus complète encyclopédie de langue anglaise, ne pourra durablement s’imposer face à une concurrence de plus en plus acharnée. La Britannica, qui sort successivement ses cinquième et sixième éditions entre 1815 et 1824, et le lancement en 1820 de l’ambitieuse The Encyclopædia Metropolitana, contribueront avec d’autres projets à banaliser The New Cyclopaedia. Mais REES, qui décédera en juin 1825, aura quand même la satisfaction de voir son livre adapté outre-Atlantique, où une nouvelle version “américanisée” sera publiée à Philadelphie par le libraire Samuel Fisher BRADFORD. Cette publication va devenir pour un temps un des principaux concurrents de l’Encyclopædia de Thomas DOBSON, qui s’était basé sur la troisième édition de la Britannica pour rédiger la première grande encyclopédie des États-Unis.
Longtemps négligée sinon oubliée, la Cyclopædia de REES sera redécouverte par la suite par le monde universitaire, qui y trouvera une mine d’informations précieuse sur l’histoire et l’archéologie industrielles. Partiellement réimprimée en 1970, elle est désormais unanimement considérée comme une des encyclopédies britanniques majeures du XIXe siècle.