Une très habile supercherie
L’archéologie, grâce aux évolutions scientifiques et technologiques, nous fournit de formidables outils pour décrypter et reconstituer le passé à partir des vestiges. Mais nos connaissances sur l’Antiquité n’ont été pendant longtemps en grande partie que livresques. Même si 99% de la littérature antique a disparu, la partie infime qui a été sauvegardée nous procure une documentation abondante mais, à bien des aspects, fragmentaire et incomplète. De surcroît, nombre de ces sources écrites sont sujettes à caution quand il s’agit de copies de l’époque médiévale et, parfois même, de simples extraits ou d’évocations rapportées par d’autres auteurs.
Durant des siècles, ces écrits, non soumis à une étude critique rigoureuse, ont entretenu une ambigüité qui favorisait les contresens ou les mauvaises interprétations. Désormais l’histoire, dotée d’une stricte méthodologie, est devenue une science “moderne” impliquant de tenir compte de l’origine de la source et, bien sûr, de s’assurer de l’authenticité d’un document et de sa fiabilité. Dans le domaine historique, les multiples faux et contrefaçons ont parfois servi à aboutir à des conclusions qui se sont avérées par la suite erronées et sans fondement réel. Un exemple nous est fourni par un document surgi au XVIIIe siècle, pour ainsi dire de nulle part. Ce texte, connu sous le titre de De Situ Britanniae, va faire l’objet de ce billet. Résultat d’une habile supercherie, il sera considéré pendant plus d’une centaine d’années comme une pièce essentielle pour retracer l’histoire des îles Britanniques à l’époque romaine.
À l’origine du mini-scandale qui, au siècle suivant, agitera le monde savant de Sa Gracieuse Majesté, se trouve un personnage du nom de Charles Julius BERTRAM. Né à Londres en 1723, notre homme émigre en 1738 au Danemark avec son père, teinturier de profession, dans le sillage de la suite de la princesse LOUISA, laquelle vient d’épouser le prince héritier du royaume. Admis à l’université de Copenhague, il se lie avec Hans GRAM, un historiographe très réputé à la fois directeur de la Bibliothèque royale et secrétaire des Archives royales. Bien en cour, il réussit à se faire nommer professeur d’anglais à l’École royale des officiers de marine. En 1753, il publie un ouvrage intitulé Royal English–Danish Grammar, qui ne rencontrera pas le succès escompté.
Grâce à la recommandation de son mentor, BERTRAM débute une correspondance avec “l’antiquaire” (terme qui servait alors à désigner les spécialistes d’histoire ancienne) William STUKELEY (ci-dessous). Médecin et pasteur anglican, ce dernier était réputé pour être un précurseur de l’archéologie en Angleterre, avec une prédilection pour les grands monuments mégalithiques, dont Stonehenge et la période romaine. À son insu, cet érudit va devenir l’un des personnages principaux d’une bien étrange mystification.

À l’issue d’un échange de lettres, BERTRAM évoque avec l’érudit l’existence d’un manuscrit qui est entre les mains d’un ami. Il précise que, rédigé au XVe siècle, ce document contient une histoire de la Bretagne romaine, dont l’auteur est identifié comme un certain Richard, “moine de Westminster”. Ce texte est présenté comme la transcription – l’original ayant été perdu – du récit d’un général de l’époque impériale. De ce fait, il constituerait une source de première importance susceptible d’améliorer la connaissance d’une période mal connue. Pour appuyer ses dires, BERTRAM joint de longues retranscriptions de ce texte à ses courriers et fait même parvenir à l’archéologue une copie en fac-similé de la première page du document (ci-dessous, une reproduction datant de 1809).
Cette copie est montrée au responsable de la prestigieuse Cotton Library qui, au terme d’une rapide analyse, certifie que le texte doit avoir au moins 400 ans. Tout à sa joie devant une découverte potentiellement importante, STUKELEY tire une conclusion pour le moins hâtive. Il est persuadé que son auteur ne peut être que Richard de CIRENCESTER, un personnage qui a effectivement été moine à l’abbaye de Westminster dans la seconde moitié du XIVe siècle et qui est connu pour avoir laissé diverses compilations à caractère historique. Définitivement convaincu, notre historien, et d’autres dans son sillage, ne doutera plus jamais de l’authenticité de ce manuscrit. Il ne le verra jamais et pour cause…
Un « mystère » savamment entretenu
Malgré les demandes empressées de STUKELEY et, plus tard, une proposition de rachat par le British Museum, BERTRAM trouvera toujours une excuse pour ne pas présenter le document original. Le principal argument de ses refus est astucieusement trouvé : le fameux et mystérieux ami est un Britannique, “dissipé dans sa jeunesse”, qui “l’avait volé dans un manuscrit plus grand dans une bibliothèque anglaise”. Pour protéger sa source, BERTRAM autorise son comparse à ne l’utiliser qu’à la condition expresse que soient gardées secrètes l’identité et l’adresse de son ami.
Le contenu livré dans les différentes lettres échangées avec STUKELEY appartient au genre de l’itinérarium, soit celui d’un livre tenant du journal de bord et du guide de voyage. Il s’apparente de très près à l’Itinerarium Antonini Augusti – plus connu comme l’Itinéraire d’Antonin –, ouvrage qui, tout en mentionnant les distances, décrit différentes routes avec les villes et les localités-étapes traversées. Si ce document, identifié comme étant du IIe ou IIIe siècle, contient 15 itinéraires en Bretagne insulaire, le nouveau venu en propose 18. Détail troublant, les itinéraires, qui chevauchent ceux proposés dans l’Antonin, viennent très souvent le compléter. Au final, ce sont plus de soixante nouvelles localités – jamais citées auparavant – qui apparaissent sur la carte de la province de Britannia. En outre, mêlant le vrai et le faux, le vraisemblable et l’invention pure, BERTRAM cite, décrit et localise des tribus dans la Calédonie, une contrée dont l’histoire antique est très mal connue. Il invente même une éphémère province de Vespasiana, qui aurait été créée au-delà du mur d’Antonin. Autre surprise, le manuscrit de Richard de WESTMINSTER est censé renfermer une carte dont une copie est également transmise par courrier à STUKELEY vers 1750.
Ce dernier, devenu le promoteur enthousiaste du manuscrit, diffuse largement cette découverte dans le milieu des historiens. C’est ainsi que les lettres et la carte sont exposées à la bibliothèque Arundel de la Royal Society de Londres. Quasi inconnu quelques années auparavant, BERTRAM devient une personnalité dans le milieu savant et littéraire, où il se voit célébré comme un homme providentiel. Au cours de deux longues séances à la Society of Antiquaries of London, il présente la synthèse de sa minutieuse étude du manuscrit qui lui a été transmis, soit une “histoire de la Grande-Bretagne romaine, qui a été récemment tirée de l’obscurité et en danger d’être totalement perdue ; mais dont le Dr STUKELEY, en tant qu’ami commun de la République des lettres, a promu la publication”. Deux semaines après la fin de son exposé, BERTRAM sera élu membre honoraire de l’institution.
Sous le titre de An Account of Richard of Cirencester, Monk of Westminster, and of his Works : with his Antient Map of Roman Brittain, le texte élaboré par STUKELEY est publié l’année suivante, accompagné de la fameuse carte (ci-dessous) qui, originellement orientée à l’est selon l’usage médiéval, sera “redressée” au nord dans les éditions ultérieures.
Peu après, c’est au tour de BERTRAM de publier le manuscrit du “pseudo-Richard” mais, toujours très rusé, il prend soin de le faire en y adjoignant deux autres textes de référence rédigés par des moines britanniques du Moyen Âge. C’est ainsi que, sous le titre général de Britannicarum gentium historiae antiquae scriptores tres (ci-dessous, la page de titre), il publie The Description of Great-Britain de Richard de CIRCENSTER, accompagné du texte De excidio et conquestu britanniae (Sur la ruine et la conquête de la Grande-Bretagne) de GILDAS, et de Historia Brittonum (Histoire des Bretons) de NENNIUS.

Après ce coup d’éclat, BERTRAM ne fera plus parler de lui en Angleterre, mais il restera respecté pour son érudition au Danemark, sa patrie d’adoption, où il s’éteindra en janvier 1765. Si notre homme tombera dans un relatif oubli, sa “forgerie” rencontrera par la suite un succès inespéré, de sorte qu’il n’y aura désormais aucun érudit britannique qui ne s’y réfèrera. C’est la version remaniée, analysée et commentée par STUKELEY, dont une seconde édition révisée et augmentée est éditée à titre posthume en 1776, qui va être ensuite utilisée par les historiens. Des auteurs tels que John PINKERTON, William ROY et George CHALMERS vont y puiser abondamment et ce, sans réserve. À noter quand même que certains ont su conserver un peu d’esprit critique, comme Edward GIBBON qui, s’il ne remet pas formellement en cause l’existence du manuscrit, ne prend pas tout ce qui y figure pour parole d’évangile. Il ne manque pas de s’’étonner de l’exceptionnelle érudition du général romain et pointe des incohérences et des affirmations très douteuses.
La découverte du « pot aux roses »
Les choses vont changer à partir de 1809, au moment de la publication du texte en latin édité par BERTRAM en 1757, complété par une traduction en anglais. La version brute et non expurgée, consultable par tous, se trouve désormais soumise à un nouvel examen critique, cette fois plus poussé. Mais il faudra attendre 1827 pour voir la première attaque directe portée par John HODGSON. Ce dernier souligne le fait, pour le moins curieux que dans les papiers de BERTRAM, après sa mort, aucun élément se rapportant au manuscrit n’ait été retrouvé. En outre, dans le fameux fac-similé, il pointe des anomalies paléographiques majeures ainsi que le style anachronique du latin utilisé. Dès lors, le doute gagne d’autres esprits, entraînant certaines institutions et sociétés savantes à prendre prudemment leurs distances avec le De situ britanniae. En 1846 survient une deuxième offensive, cette fois menée par le savant allemand Carl WEX. Celui-ci démontre que toute une partie du texte est fausse, car elle inclut des éléments erronés de l’œuvre de TACITE, diffusés à partir du XVe siècle sous une mauvaise traduction d’imprimeurs vénitiens. À la longue, les emprunts de BERTRAM seront peu à peu identifiés, en particulier ceux puisés chez William CANDEM et chez les auteurs classiques.
Bien que la supercherie soit de plus en plus évidente, une partie de l’intelligentsia britannique, vexée d’avoir été manipulée, rechigne à l’admettre et préfère mettre en avant ce qui, dans le manuscrit, correspond à des faits établis et prouvés. En 1845, le Caledonia romana de Robert STUART cite encore le De situ britanniae comme une de ses sources principales. Quant au Caledonia de CHALMERS, daté de 1807, et au Military Antiquities of the Romans in Britain de ROY, ils pâtissent d’être truffés de références au livre imaginaire de BERTRAM. C’est ainsi qu’un critique de 1917 dira du livre de ROY : “Certains chapitres sont tellement imprégnés de l’influence pernicieuse du De Situ Britanniae que cela semble une pure perte de temps de les lire.”
Dans une série d’articles publiés entre 1866 et 1867 dans The Gentleman’s Magazine, Bernard Bolingbroke WOODWARD apporte la démonstration irréfutable que le soi-disant manuscrit est un faux et que BERTRAM était l’auteur de cette contrefaçon historique bien tournée. Ce faisant, il met un point final à cette curieuse affaire, somme toute relativement inoffensive. Le mystère reste entier quant à la motivation de son initiateur. Voulait-il briller auprès de STUKELEY et, ne pouvant se dédire, s’est-il laissé entraîner au point de créer tout un livre imaginaire ? S’agit-il au contraire d’un coup prémédité et réfléchi visant à la gloire personnelle ou à la joie secrète de flouer des personnalités du monde savant ? Nous ne le saurons jamais…
Si le sujet des impostures historiques et littéraires vous intéresse, nous vous renvoyons vers notre billet consacré à l’abracadabrante mystification de George PSALMANAZAR, ainsi qu’au Cycle d’Ossian, créé de toute pièces par James Mac PHERSON.









