Hereward PRICE, un destin romanesque
Les lexicographes et les encyclopédistes sont généralement vus par l’opinion publique comme des spécimens accomplis de “rats de bibliothèque”, totalement coupés du monde extérieur et accaparés toute leur vie par une tâche titanesque et chronophage. Pourtant, loin du cliché de l’intellectuel monomaniaque travaillant quasi reclus dans le secret de son bureau, bien des grands noms de l’histoire des dictionnaires et des encyclopédies auront eu une vie intense et mouvementée ; certains faisant même figure de véritables aventuriers. Parmi ces lexicographes au parcours atypique, nous allons aujourd’hui nous intéresser à un personnage peu connu de ce côté de l’Atlantique : Hereward Thimbleby PRICE (ci-dessous).
Fils d’un couple de missionnaires britanniques, il voit le jour en 1880 sur l’île de Madagascar, qui n’est pas encore une colonie française, dans la localité d’Ambatolahinandrianisiahana. Quelques années plus tard, sa famille rentre en Angleterre, où PRICE est scolarisé. Témoignant rapidement de grandes dispositions pour les langues et la littérature, il fréquente plusieurs écoles privées. En 1899, il est admis à l’université d’Oxford, où il obtiendra quelques années plus tard son Bachelor’s Degree d’anglais.
Comme beaucoup d’autres étudiants, il suit avec un grand intérêt la progression des travaux de l’Oxford English Dictionary (OED). Ce gigantesque chantier lexicographique, déjà en cours depuis 1857, a pris un élan décisif en 1879 avec l’arrivée aux commandes de James MURRAY. L’une des grandes originalités de ce projet hors normes est de faire appel au grand public afin qu’il collabore à la rédaction des fiches de définitions et au recueil des citations. Au passage, signalons le fait que, parmi les contributeurs amateurs les plus prolifiques, figure William Chester MINOR, un personnage romanesque au destin très particulier que nous vous invitons à redécouvrir dans le billet que nous lui avons déjà consacré.
Mais le bénévolat ne pouvant suffire, toute une équipe permanente, composée en grande partie d’étudiants sélectionnés sur place, est également mobilisée dans une véritable équipe éditoriale. Ces assistants, dont certains resteront actifs bien après l’obtention de leurs diplômes ou même après avoir quitté l’université oxonienne, jouent un rôle décisif dans la finalisation de la première édition achevée en 1928. Ils mettent de l’ordre dans les fiches, vérifient et remodèlent les définitions, synthétisent les informations et souvent se plongent dans de longues investigations étymologiques. Intégré dans cette équipe, PRICE, ancien élève de MURRAY, remarqué pour la qualité de son travail, est recruté par son mentor. Entre 1896 et 1904, il participe directement à l’aventure de l’OED, expérience particulièrement enrichissante pour cet amoureux de la langue anglaise classique. Si quelques-uns de ces assistants deviendront célèbres par la suite, à l’image de John Ronald Reuel TOLKIEN ou Henry Edward George ROPE, la plupart de ces “fantassins” de l’OED ne gagneront pas une grande notoriété. PRICE fait donc partie des exceptions, non pour sa participation au projet encyclopédique mais pour le destin hors normes qui l’attend.
En effet, en 1904 à la fin de ses études, il part en Allemagne avec la perspective d’obtenir rapidement un poste de professeur d’université. Après un passage à Kiel, il intègre l’université de Bonn, où il aura parmi ses élèves l’un des fils du Kaiser GUILLAUME II. Sur place, il rédige en 1910 une thèse intitulée A History of ablaut in the strong verbs from Caxton to the end of the Elizabethan period. Bien qu’il ait espéré trouver un poste en Grande-Bretagne, où il rentre brièvement en 1911, prenant le temps de passer sa maîtrise et de s’y marier, il fait souche dans son pays d’adoption. Ayant, semble-t-il, obtenu la garantie de ne jamais avoir à porter les armes contre le Royaume-Uni, il est naturalisé allemand. Le 4 septembre 1914, Londres déclare la guerre à l’Empire allemand, ce qui place notre éminent philologue et linguiste, plus préoccupé par SHAKESPEARE que par les tensions géopolitiques internationales, dans une situation bien délicate.
Les pérégrinations d’un soldat allemand en Russie
Malgré ses protestations, il est enrôlé dans l’armée allemande au début de 1915. Après une très rapide et très sommaire formation militaire, PRICE rejoint un bataillon composé d’Alsaciens qui est expédié sur le front de l’Est pour combattre les Russes. Durant l’été suivant, sa compagnie, surprise par une attaque nocturne, se rend à l’ennemi. Débute alors un très éprouvant voyage de six mois, au cours duquel il souffre de la cécité des neiges. Il effectue son périple à pied, en chariot et enfin en train jusqu’au camp de Stretenak (aujourd’hui Sretensk), situé dans le bassin de l’Amour aux confins de la Sibérie et de la frontière mongole. Dans cet endroit perdu, la vie des prisonniers allemands et austro-hongrois est difficile. En effet, ils souffrent tout à la fois des rudes conditions climatiques, de la surpopulation, de la faim et des pénuries engendrées par une administration inefficace et corrompue pendant qu’une épidémie de typhus ne cesse d’éclaircir considérablement les effectifs de prisonniers. PRICE survit malgré tout aux épreuves, réussissant même à organiser des cours d’anglais pour ses codétenus. La situation devient dramatique avec le déclenchement de la révolution de 1917, qui achève de désorganiser l’approvisionnement du camp ; seule l’intervention de la Croix-Rouge permet alors d’éviter la catastrophe. Pour ajouter encore au chaos, l’agitation politique gagne ensuite le camp, certains prisonniers étant recrutés par les Bolcheviques quand d’autres décident de rejoindre les armées blanches.
PRICE réussit à quitter cet enfer à la veille de la Révolution. Toujours officiellement prisonnier de guerre, il sort définitivement de sa dangereuse prison, qui ne sera liquidée qu’en 1921. Ses compétences ayant été remarquées, il est envoyé à Irkoutsk où il trouve un emploi comme précepteur dans une riche famille. Dans cette ville, l’occasion lui est donnée de lier connaissance avec le consul britannique, qui accepte de l’aider et lui obtient un laissez-passer diplomatique pour gagner clandestinement Vladivostok. De là, il réussit à embarquer sur un navire anglais qui le débarque en Chine où, devenu journaliste pour le Peking and Tientsin Times, il donne des cours à la YMCA et au Chinese College de Tientsin. De retour en Grande-Bretagne, il publie à Londres le récit de son internement en Sibérie. L’ouvrage – dans lequel PRICE ne ménage personne, y compris ses codétenus, l’administration russe et surtout les Bolcheviques -, intitulé Boche and Bolshevik,: Experiences of an Englishman in the German Army and in Russian Prisons (ci-dessous), rencontrera un certain écho dans les pays occidentaux.
Après avoir enseigné à Newcastle, en 1921, il fait le choix de retourner en Allemagne où il dispense ses cours pendant plusieurs années à l’université de Kiel. En parallèle à ses deux domaines de prédilection que sont la littérature et la langue anglaise, il n’hésite pas à aborder un nouveau sujet en rédigeant un dictionnaire bilingue d’économie, l’Economic Dictionary / Volkswirtschaftliches Wörterbuch, qui sera publié entre 1926 et 1929.
Devenu un universitaire respecté, considéré comme un des spécialistes de la prose shakespearienne, PRICE franchit l’Atlantique en 1929 pour rejoindre l’université du Michigan dans laquelle il assure la responsabilité éditoriale du Early Modern English Dictionary. Ce projet, issu d’une collaboration entre l’équipe de l’OED – qui fournit une partie de son imposante documentation – et la faculté de lettres de Ann Harbor, ambitionne de rassembler plus de 125 000 définitions propres au vocabulaire de l’anglais parlé entre 1475 et 1700. Mais la Grande Dépression va entraîner le report des travaux, finalement repoussés sine die, privant ainsi PRICE de la gloire qui aurait rejailli sur lui à l’aboutissement d’un si grand projet. En 1945, il occupe brièvement la direction d’un projet voisin, le Middle English Dictionary (ou MED). Consacré cette fois à la période 1175–1500 et d’une taille relativement plus modeste avec ses 45 000 définitions, ce livre sera publié en 115 fascicules entre 1952 et 2001.
Paisible retraité, PRICE s’éteint en mai 1964. Parmi les anciens élèves et collègues qui lui rendront alors hommage, combien connaissaient vraiment la vie mouvementée et aventureuse de ce professeur qui fut tout à la fois soldat, évadé et lexicographe ?