Les langages codés
Depuis l’Antiquité – nous pensons par exemple au fameux “chiffre de César” -, des individus ont souhaité entretenir une correspondance secrète réservée à un nombre très limité de lecteurs. Ils ont alors imaginé des langages codés, dont certains reposaient sur un système de correspondance et de décalage avec un alphabet classique, quand d’autres recouraient à un lexique spécifique ou encore à un alphabet fabriqué pour l’occasion. À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, l’ésotérisme, la kabbale et l’alchimie connaîtront un véritable renouveau qui donnera naissance à divers abécédaires plus ou moins élaborés. Parmi les plus connus, citons le Malachim, l’Enochien, le Célestial ou le Transitus Fluvii. Le plus souvent, ces écritures, qui n’auront qu’une diffusion limitée, verront leur usage se perdre rapidement avec le temps ou resteront très confidentielles. Il existe cependant des exceptions ; c’est en particulier le cas de l’alphabet dit “thébain“, qui connaîtra une seconde jeunesse inattendue au XXe siècle, dans le contexte du néopaganisme.
Ce système d’écriture fait son apparition en 1518 dans un ouvrage intitulé Polygraphia. Dans ce livre singulier, le moine bénédictin Johannes TRITHEMIUS propose à ses lecteurs plusieurs centaines d’alphabets revisités ou fabriqués, des méthodes de cryptographie et quelques-unes de ses propres créations. On y trouve également des alphabets anciens ou alchimiques. Parmi ces derniers, figure un ensemble de lettres, à l’allure inhabituelle et tarabiscotée, connu sous le surnom de « thébain ». Vous le trouverez ci-dessous, représenté dans une version traduite en français datée de 1561.
L’alphabet thébain
TRITHEMIUS attribue la paternité de cet abécédaire à HONORIUS de Thèbes. Cet auteur, dont l’existence reste sujette à caution, parfois identifié comme le fils d’un certain EUCLIDE, aurait rédigé à une date indéterminée, entre la fin de l’Antiquité et le Haut Moyen Âge, un livre connu sous le nom de Liber iuratus Honorii (“Livre juré d’Honorius”). Cet ouvrage, présenté comme une compilation commandée par un conseil de mages et d’occultistes, était destiné à préserver les arts magiques et la nécromancie des persécutions menées par l’Église. Dans les faits, l’existence de l’ouvrage n’est attestée qu’à partir du XIVe siècle. Or, nous ne trouvons nulle trace de l’écriture thébaine dans les écrits attribués à HONORIUS, pourtant riches en langages cryptés et en codes ésotériques. Cette paternité est malgré tout réaffirmée par Henricus Cornelius AGRIPPA, un philosophe et alchimiste qui, jouissant d’une grande réputation en Europe au XVIe siècle, avait hérité d’une partie de la bibliothèque magique de TRITHEMIUS. En 1533, AGRIPPA, dans son De Occulta Philosophia libri III (Trois Livres de philosophie occulte), présente ces caractères. Ils auraient été retranscrits par Pietro D’ABANO, un médecin et astrologue condamné pour hérésie à titre posthume, à partir des notes d’HONORIUS. Le mystère s’épaissira lorsqu’on retrouvera, dans un autre manuscrit composite de magie – le Sloane MS 3853 -, une évocation de cet alphabet. En résumé, nous restons aujourd’hui encore dans le flou le plus complet quant à l’origine exacte et l’ancienneté réelle de cet étrange alphabet dont, de facto, il ne subsiste aucune trace antérieure à 1518.
Cet abécédaire, parfois baptisé “alphabet d’Honorius” ou “runes d’Honorius“, compte 24 lettres. En effet, les lettres J et U en sont absentes, ce qui n’est pas étonnant, puisqu’elles ont longtemps été assimilées au I et au V. En outre, un dernier caractère existe à la suite du Z. Il s’agit d’un équivalent du W, dont l’usage n’était pas encore généralisé dans l’alphabet latin, mais qui correspondait à la fois au caractère & et à la lettre grecque Oméga. S’il est difficile de trouver des correspondances entre cette écriture – dont les caractères sont difficiles à tracer d’un seul trait – et d’autres alphabets existants, son fonctionnement reste assez simple puisqu’il consiste à substituer une lettre latine à son équivalent. Avec le temps, par association d’idées, cet alphabet sera assimilé à la pratique de la sorcellerie.
L’alphabet thébain ne suscitera pas un engouement particulier à une époque riche en livres ésotériques et en écritures codées, mais on le retrouvera, parmi d’autres, dans les différentes réimpressions du Polygraphia, dont le succès ne se démentira pas les siècles suivants. Il faudra attendre le XIXe siècle pour qu’il soit redécouvert, en 1801, par un écrivain anglais féru d’ésotérisme : Francis BARRET, qui publiera The Magus, or Celestial Intelligencer. Cet ouvrage, qui fera date, veut remettre à l’honneur l’occultisme et les pratiques magiques oubliées. Il s’agit d’une compilation, faisant la part belle aux travaux de D’ABANO et AGRIPPA, dans laquelle sont reproduits “les mystérieux caractères livrés par Honorius et appelés l’alphabet thébain”. Ce livre se diffuse donc peu à peu, parallèlement au développement des sociétés ésotériques comme la Golden Dawn (Aube dorée) qui, créée en 1888 à Londres, semble bien avoir utilisé le “theban script” dans certains rituels.
Le rôle de Gerald GARDNER
C’est alors qu’entre en scène un personnage atypique et quelque peu excentrique, l’écrivain Gerald GARDNER. Fasciné par les sciences occultes et le spiritisme, ce dernier fréquente le milieu de la théosophie avant de rejoindre un cercle néopaïen qui se présente comme un coven de sorciers. Il forge, au début des années cinquante, un nouveau mouvement d’inspiration religieuse qui prend le nom de Wicca – variante du mot Witchcraft -, qu’il dote d’un livre de référence : The Book of Shadows (Le Livre des ombres). Axé sur la magie et la déification de la nature, ce culte se définit comme la continuation modernisée du paganisme. Son clergé est constitué de sorciers et de sorcières, héritiers d’une sagesse immémoriale qui syncrétise des références au druidisme, au chamanisme et à diverses mythologies.
GARDNER va privilégier l’écriture thébaine pour l’associer définitivement à la Wicca. Elle sera utilisée dans des rituels, pour confectionner des talismans et des amulettes, mais surtout pour coder les écrits afin de les rendre inaccessibles aux non-initiés. Par la suite, la Wicca, fortement implantée outre-Atlantique, se scindera en divers courants dont plusieurs développeront des principes centrés sur l’animisme, l’écologisme et le féminisme ; mais l’alphabet thébain en demeurera un élément central, s’imposant dans l’imaginaire collectif comme “l’écriture des sorcières“. Ainsi, par un véritable coup du sort, cette écriture, qui n’avait jusque-là connu qu’un usage limité au sein des milieux ésotériques, deviendra relativement populaire auprès d’un public friand de mystères, de magie ou de cryptographie. De nombreux livres, manuels, sites Internet et tutoriels traitent désormais d’une écriture qui, finalement, n’a plus rien de secret. Elle n’en demeure pas moins le vestige bien vivant d’une tradition ésotérique médiévale révolue.